Pourquoi l’imposture intellectuelle de Michel Onfray est-elle si problématique ?

Onfray m’agaçait. Son hypermédiatisation bien sûr. Ses avis à propos de tout, émis à la façon d’une trancheuse de charcutier. La gêne qu’occasionnent les frasques de celui avec qui, en quelque sorte, vous partagez le « métier »… Mais il y avait autre chose.

C’est en tombant, l’autre jour, sur un texte du philosophe Cornélius Castoriadis que j’ai compris, à la lumière de l’auteur, que mon agacement était gros, d’une inquiétude profondément politique. Comme philosophe de formation et professeur de philosophie dans le supérieur, le « travail » de Michel Onfray ne m’a jamais intéressé.

Pour trois raisons, d’ordre philosophique.

1) Onfray (dont j’emploie par commodité le nom pour parler de l’œuvre) a toujours voulu réduire la philosophie à une école de la sagesse. Or, si la sagesse est conformation à une vie qui se voudrait exemplaire, la philosophie constitue autre chose. Confronté à l’énigme radicale du monde, le philosophe cherche à y répondre par l’élaboration interminable du travail conceptuel. Mais pour notre pseudo-philosophe, la vie ne s’éclairerait pas à l’aide de concepts : elle serait d’elle-même édifiante pour qui veut bien l’apercevoir. Impétuosité d’un semblant philosophique qui croit pouvoir épouser un réel sur lequel il compte, c’est-à-dire qu’il ne questionne pas.

2) Onfray a toujours eu la prétention d’exposer une « contre-histoire » de la philosophie. Or, cette « contre-histoire », par définition, suppose celle qu’elle déclare pourtant rejeter : l’histoire soi-disant « officielle » de la philosophie, dispensée par les universitaires. En d’autres termes, depuis le début, Onfray (se) raconte des histoires, en fabriquant de toutes pièces un discours dominant, lequel peut faire valoir une posture de « rebelle ».

Ainsi Onfray peut-il liquider en quelques minutes la phénoménologie en la qualifiant de « branlette conceptuelle » (sic) [1]. Sorte de sagesse non pas populaire, mais populiste.

3) En guise de méthode, Onfray s’est toujours imaginé qu’une œuvre reflétait nécessairement la vie de son auteur. Onfray s’interdit de penser, par exemple, qu’une œuvre géniale puisse avoir été écrite lors d’une existence médiocre. D’où, pour assurer l’adéquation, c’est-à-dire la confusion, entre l’œuvre et la vie de l’auteur dont il entend tirer le portrait, l’accumulation chez Onfray d’approximations, d’erreurs, de raccourcis, de citations hors contexte ou simplement fausses, de contresens, de négligences des sources, de propos infondés… [2], dans un style par principe binaire qui a trait soit à l’éloge, soit au blâme outrancier.

C’est en 2008, lorsque Onfray publiait Le songe d’Eichmann [3], que je prenais toute la mesure de l’imposture.

Puisqu’à Jérusalem, lors du procès, le fonctionnaire avait déclaré, pour sa défense, qu’il n’avait fait là que « son devoir au sens kantien », il n’en fallait pas plus au philosophe-rebelle pour s’attaquer à Kant, en montrant que sa pensée conduisait de fait au nazisme. On tombait de sa chaise. En 2017, dans Décadence, c’est à saint Paul que revenait la palme de la paternité du génocide [4].

Claude Obadia, très courtoisement, s’est chargé d’établir, de façon précise, l’étendue d’une telle inanité à propos de Kant [5]. Mais le problème n’est pas seulement que Onfray publie beaucoup, vraiment beaucoup de bêtises et que celles-ci, traduites dans des dizaines de langues, se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires. Il y a là autre chose que matière à consternation.

La graphomanie narcissique du pseudo-philosophe, invariablement captivé par ses propres fantasmes intellectuels, constitue le symptôme d’un mal qui dépasse sa personne et affecte, nous allons le voir, l’être-en-commun.

De BHL à Onfray

Si Onfray se félicite, en quelque sorte, d’être le paria du monde universitaire et institutionnel, en 2019, aux côtés de Blanchot, Heidegger, Levinas, Freud, Foucault, Ricœur et j’en passe, le pseudo-philosophe, fort d’une centaine de livres déjà publiés, entrait dans la très prestigieuse collection des Cahiers de L’Herne. On tombait à nouveau de sa chaise mais cette fois, on ne se relevait pas, car une telle reconnaissance était incompréhensible.

L’honneur rendu à l’auteur nous signifie donc quelque chose qui excède la consternation en direction de la désolation : la pensée, symbolisée par L’Herne, avait effectivement déserté.

Le philosophe Cornélius Castoriadis (1922-1997) nous aide alors à comprendre ce qui paraît en soi incompréhensible.

En 1979, dans Le Nouvel Observateur, Castoriadis répliquait à Bernard-Henri Lévy qui venait de s’en prendre à Pierre Vidal-Naquet [6]. L’historien avait en effet sévèrement critiqué le Testament de Dieu,en rapportant les approximations, erreurs et autres raccourcis du représentant autoproclamé de la « nouvelle philosophie ». Castoriadis constatait que la réponse de BHL était aussi infâme que son livre.

Cornélius Castoriadis en 1990 [7].

Il est remarquable pour nous que les réflexions de Castoriadis soient transposables aujourd’hui au cas Onfray [8]. C’est que le philosophe grec y appréhende l’esprit, ou plutôt le manque d’esprit, d’une époque, — la nôtre.

La démocratie en question

Une des idées-forces du texte de Castoriadis consiste à nous rappeler qu’il n’y a pas de ciel où la pensée, inaltérable, se maintiendrait dans l’éternité. La présence de la pensée, dans une société, ne peut être le fait que de comportements agissants. Autrement dit, la pensée est l’affaire de la responsabilité des uns et des autres. Mais cela veut dire également que, faute de responsabilités, la pensée peut être réellement vandalisée.

Lorsque la pensée est intimement liée à l’espace public, lorsque sa recherche se fait en commun dans la confrontation et la critique, cela s’appelle la démocratie.

Si la philosophie n’est pas la voie de la sagesse, puisque sa question porte sur le sens du sens, en filiation avec le génie de la Grèce classique, elle doit cependant faire montre de vertus. Et notamment de pudeur, insiste Castoriadis. Conscient de ce que la pensée participe au déploiement de l’espace public, un auteur digne de ce nom pratique l’autodiscipline, de telle sorte qu’il ne se lâche pas pour dire n’importe quoi. Sous peine de mépriser son public.

Réciproquement, dans une démocratie qui se respecte, la production de l’auteur regarde la critique, une certaine critique, comme les directeurs de publication, dont la fonction est de veiller à cette rigueur qui constitue le métier de penseur.

Par conséquent, lorsque l’espace public est fréquemment absorbé par des tribuns autorisés par ceux-là mêmes qui ne devraient pas les promouvoir, à écouler copieusement leur camelote, c’est d’un effacement de la démocratie elle-même qu’il y va.

La tyrannie de la marchandise

Un effacement au profit de ce qui se fait appeler « démocratisation », c’est-à-dire, en réalité, une marchandisation de la « pensée », administrée par des instances de pouvoir sensibles, exclusivement, à la cadence et à l’occupation des espaces, soumis à une actualité préfabriquée, en vue d’une extension de leur capital symbolique et économique.

Et que l’on ne crie pas ici à la censure, prévient Castoriadis. Celle-ci est d’abord le fait de ladite marchandisation qui interdit pratiquement tout auteur, au beau milieu du vacarme médiatique et techno-marchand, de faire valoir la patiente complexité d’une pensée. Comme aurait dit Deleuze, le « concept » est désormais l’affaire des publicitaires.

Laissons, la parole à Castoriadis : « Dans la “République des Lettres”, il y a — il y avait avant la montée des imposteurs — des mœurs, des règles et des standards. Si quelqu’un ne les respecte pas, c’est aux autres de le rappeler à l’ordre et de mettre en garde le public. Si cela n’est pas fait, on le sait de longue date, la démagogie incontrôlée conduit à la tyrannie. Elle engendre la destruction — qui progresse devant nos yeux — des normes et des comportements effectifs, publics sociaux que présuppose la recherche en commun de la vérité. »[9]

Dans les décombres de l’espace public, le tribun ne s’égare pas pour autant : il lancera son nouveau produit, Front Populaire, un bric-à-brac idéologique imitant l’appellation politique…

Timon de Bruxelles


[1] Cf. M. ONFRAY, « La phénoménologie d’Heidegger », in Contre-Histoire de la Philosophie, vol. 19/2.

[2] Cf. N. CHEVASSUS-AU-LOUIS, « La petite usine de Michel Onfray. Enquête sur l’homme qui se prenait pour un volcan », in Revue du Crieur, 2015, n° 1, pp. 99-100.

[3] M. ONFRAY, Le songe d’Eichmann, Paris, Galilée, 2008, 104 pp.

[4] Cf. Id., Décadence, De Jésus à Ben Laden, Vie et mort de l’Occident, Paris, Flammarion, 2017, p. 89. Sur le site de La Croix, en août 2018, l’historien Johann Chapoutot soulignait l’absurdité de la thèse : « Dans la littérature nazie, Paul est le personnage honni. Il est opposé à Jésus, souvent considéré comme un génie germanique. Paul, c’est le juif converti, qui fait du christianisme une doctrine universaliste et égalitariste, doctrine détestable pour les nazis car elle nie la biologie et le fait des races ».

[5] C. OBADIA, « Kant et le nazisme. L’étrange passion de Michel Onfray », in Le Philosophoire, 2008, n° 30, pp. 161-167.

[6] C. CASTORIADIS, « L’industrie du vide », in Le Nouvel Observateur, 9 juillet 1979, Disponible sur le site de Pierre Vidal-Naquet : http://www.pierre-vidal-naquet.net/spip.php?article49#nb1.

[7] Par Davidamescurtis, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9557951

[8] Notons que Onfray participera à la revue créée par BHL, La Règle du Jeu, au début des années 1990.

[9] C. CASTORIADIS, Op. cit.

Date de publication
samedi 15 août 2020
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