Pourquoi le djihadisme peut-il recruter dans nos démocraties libérales ?

Même si, comme y insiste justement Guylain Chevrier, le djihadisme n’est pas d’abord, quantitativement parlant, le fait de « convertis », la terreur exercée par l’État islamique en Irak pose à nous Occidentaux, enfants de la démocratie, une énigme absolument terrible. Comment de jeunes gens surgis de nulle part et sans histoire, formés à l’école du creuset démocratique, ont-ils pu tout quitter par amour de la mort ?  Peu importe que les médias aient monté en épingle ce « phénomène » des conversions expresses au radicalisme mortifère, ledit phénomène n’en mérite pas moins une attention rigoureuse, laquelle n’empêche pas d’interroger le lien entre islam et islamisme.

Car les « experts » se sont précipités de répondre en se contentant d’évoquer le « vide » idéologique de nos sociétés « désenchantées » que le djihadisme viendrait donc combler. Au fond, cette réponse sonne comme l’échec d’un mécanisme de défense face au mal absolu. En rendant responsables nos démocraties libérales de détruire leur jeunesse à coups de matérialisme débridé et déboussolé, on relativise l’horreur pratiquée par une barbarie dont on ne préfère pas mesurer l’ampleur. La gorge serrée, on préfère ironiser en voyant les barbares s’emparer de notre communication hypermoderne pour la retourner contre nous comme un miroir reflétant le vide où se précipiterait notre civilisation.

Le mal est pourtant bien plus profond : avant d’être sociétal, l’abîme est en nous. Ce n’est pas la société qui rend l’homme mauvais : chaque homme s’expose d’abord en soi-même à un abîme inhumain d’où peut surgir la passion de détruire.

Mais, dira-t-on, l’agencement démocratique ne consiste-t-il pas précisément, comme le pensaient les Grecs, à brider les passions par la force de sa tempérance ? En réalité, plutôt que de se focaliser sur les mécanismes qui pervertiraient nos démocraties, il convient de comprendre qu’il appartient à l’espace (et au temps) démocratique lui-même d’être traversé par des failles qui constituent comme des appels d’air favorisant l’embrasement des passions dirigées contre nos semblables. Autrement dit, ce qui me différencie fondamentalement d’un candidat au djihad n’est rien d’autre que la capacité à surmonter ou endurer les failles qui scandent mon existence en société. (Savoir ce qui détermine cette capacité n’est pas ici notre question.)

Que faut-il entendre par « failles » essentielles à la démocratie ? Comme y insiste le philosophe Claude Lefort, la démocratie est avant tout un régime politique dont le lieu du pouvoir est vide. C’est dire que le pouvoir n’appartient à personne en particulier et que les représentants du pouvoir ne détiennent pas la vérité. Dès lors, l’exercice démocratique ne va pas sans inquiétude dans la mesure où les questions débattues ne trouvent jamais de réponses définitives. Corrélativement, le malaise est dû à ce que le citoyen ne peut pas rendre responsable l’un ou l’autre dirigeant de sa situation, puisque personne n’incarne le pouvoir. D’où l’illusion de croire que le « véritable » pouvoir est exercé dans l’ombre par des individus voués exclusivement à leurs propres intérêts au détriment de l’intérêt général.

En somme, vivre en démocratie revient à vivre une crise de la représentation du fait de l’indétermination foncière dans laquelle s’aventure le pouvoir. Mais de cette indétermination peut paraître alors, aux yeux de l’homme démocratique, l’image d’une société anarchique, au bord de l’éclatement, au bord d’une désintégration causée par un groupe d’individus dissimulés derrière la façade de la représentation parlementaire. D’où une angoisse par définition insupportable, en quoi peut gronder le ressentiment.

L’indétermination démocratique qui condamne également toute nation à ne pas pouvoir se faire une image claire et distincte d’elle-même répond de cette manière à la pluralité essentielle qui constitue toute société. L’instabilité du pouvoir démocratique rend compte au niveau institutionnel de la particularité que chaque individu se découvre comme essentielle à soi-même dans sa confrontation aux autres. Or, que la société attende de moi l’expression d’une certaine autonomie peut s’avérer être une tâche trop lourde pour un seul homme.

La radicalité du djihadisme n’est alors compréhensible qu’eu égard à cette indétermination propre à la démocratie.

Face à l’incertitude démocratique ou moderne, l’islamisme mobilise par les armes une vérité absolument objective, tombée du ciel, indiscutablement divine. Une vérité ne laissant place à aucun doute, une vérité écrasante exigeant sa soumission.

Face à une société moderne exposée à son éclatement, l’islamisme cherche à réaliser le fantasme d’une communauté pure et homogène. Il apparaît ainsi comme le mouvement même d’une purification par laquelle la société retrouverait, regagnerait l’authenticité d’une vérité intemporelle, la vérité d’un islam lavé de toute tentation moderne.

Face à l’incertitude qui peut miner tout individu sur le plan pratique, il prescrit à ses adhérents une action incontestable : éliminer le mal qui sévit ici-bas au nom de la vérité et rallier ainsi le Bien.

Face au malaise de l’individualité moderne fatiguée de ne reposer que sur elle-même, il dépersonnalise ses adhérents en les plongeant dans un mouvement qui les dépasse totalement — la divine purification — et où l’initiative personnelle n’a dès lors pas lieu d’être. Face à la solitude à laquelle accule toute responsabilité, il offre l’extase d’une communion mystique.

Le totalitarisme islamiste est donc inséparable de la démocratie parce qu’il surgit comme une réaction à celle-ci. Mais inversement, il apparaît comme une tentation de l’individu éprouvant l’indétermination ouverte politiquement par la modernité. Si l’espace et le temps démocratiques sont susceptibles d’inquiéter l’être humain en le suspendant à des failles, ils sont également susceptibles d’éveiller la passion de détruire comme fuite dans la haine au contact de l’insupportable. Le djihadisme offre de cette manière un thème éminent auquel peut s’accrocher la pulsion destructrice.

TIMON DE BRUXELLES

Date de publication
mercredi 3 décembre 2014
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