L’ONGéisation du monde

Comme chacun peut le constater, nombre de grandes ONG, qui étaient de vraies organisations caritatives ou philanthropiques à leur création, sont devenues avec le temps d’énormes entreprises, mues par des impératifs financiers, qui occupent une place croissante sur la scène internationale. Dans le monde en formation, ces ONG partageront de plus en plus le pouvoir dans une triade où, même si elles les représentent parfois, elles rivaliseront avec les grandes multinationales et des États en perte de vitesse[1]. Armées d’une telle puissance, les grandes organisations humanitaires combattront-elles encore vraiment les inégalités sociales dues notamment à l’expansion planétaire de l’économie de marché ?

Outre leur implication dans les conflits qui ensanglantent notre planète, que peut-on reprocher aux grandes ONG qui sont un peu la bonne conscience de notre temps ? Sur base de critères discutables, parfois davantage liés aux richesses qu’aux besoins des pays bénéficiaires de l’aide humanitaire, leurs sièges administratifs tout puissants choisissent les aires géographiques qui en bénéficieront, alors que des populations d’autres régions sont délibérément abandonnées à leur sort. La médiatisation de leur sélection géographique leur octroie le monopole de la charité mondiale —à défaut d’avancée dans le domaine de la justice sociale.

Pour conserver leur pouvoir d’action et leurs parts de marché dans le grand bazar de l’humanitaire, ces organisations entrent souvent en concurrence les unes avec les autres —au risque de ruiner leurs propres interventions et sans tenir compte des vrais besoins locaux ni se soucier d’initier la population locale à son propre développement. Sans surprise, un représentant de l’ONU à Haïti « a dénoncé la “république des ONG”, la création de structures parallèles et que certaines des 10 000 ONG sur place —c’est son chiffre !— faisaient un peu tout et n’importe quoi… ».[2] Cette regrettable concurrence s’explique en partie du fait que les grandes ONG, comme d’autres secteurs d’activités jadis préservés des logiques mercantiles, comme la culture et le social, n’échappent plus à la contamination de ces impératifs commerciaux propagés par des multinationales désireuses d’investir dans les pays bénéficiaires de l’aide.

Les grandes organisations humanitaires sont prêtes à tout pour conserver, voire augmenter, le nombre de leurs bailleurs de fonds et donateurs —comme pour étendre leur couverture médiatique. Certaines d’entre elles n’hésitent même pas à simplifier, voire à tronquer, la réalité politique et socio-économique des pays où elles interviennent. Est-il, par ailleurs, interdit de penser que leurs zones d’intervention servent parfois de terrain d’expérimentation à de nouveaux médicaments que les firmes pharmaceutiques désirent tester à l’abri des regards indiscrets avant leur éventuelle commercialisation ?

« Les dérives de l’humanitaire » ne s’expliquent-elles pas en partie par le gigantisme et la permanence d’une partie des ONG ? Pourquoi ces structures ne se limitent-elles pas dans le temps et dans l’espace à l’action humanitaire qu’elles sont censées organiser dans le cadre d’une catastrophe bien spécifique ? À partir d’une certaine taille, ces grandes organisations n’œuvrent-elles pas plus pour leur propre développement que pour celui des populations qu’elles devraient aider[3] ? Ici comme ailleurs, le slogan « Small is beautiful » —rendu célèbre par Ernst F. Schumacher dans les années 1970— est plus que jamais d’actualité !

SUÉTONE


[1] Dans son roman Frontières, la géographe Sylvie Brunel —l’ex-femme du ministre français Éric Besson— dénonce les trois M « de la trilogie maudite de l’Afrique » : les marchands, les militaires et les « Missionnaires sans soutane ».

[2] Demain le monde, n°5, janvier-février 2011.

[3] Comment expliquer autrement qu’il ait fallu une réglementation pour limiter les frais de fonctionnement des ONG belges ?

Date de publication
dimanche 9 janvier 2011
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