Deux visages du néo-fascisme

À l’heure où, en Occident, les partis politiques d’extrême droite gagnent sans cesse du terrain au sein des masses populaires – la nature ayant, c’est bien connu, horreur du vide et la crise économique aidant, cette famille de pensée, tout comme ailleurs l’islamisme radical, a aujourd’hui pris chez nous la place du communisme moribond en brandissant d’autres espoirs et en couvrant d’opprobres les mêmes ennemis (les États-Unis, le capitalisme…) ainsi que de nouveaux (les immigrés, l’Union européenne…) –, il n’est peut-être pas sans intérêt, pour mieux comprendre le phénomène, de se pencher sur son histoire protéiforme.

Car il n’y a pas une extrême droite, mais de très nombreuses chapelles profondément divisées (à l’instar de ce qui se passe chez les marxistes et les écologistes, où « deux personnes = trois opinions »…), que seul un leader – par ailleurs largement contesté de l’intérieur – peut éventuellement fédérer temporairement sur un programme de circonstance.

Ce fut le cas pour le justicialisme péroniste en Argentine au milieu du XXe siècle et c’est le cas actuellement pour le Front national en France sous la houlette des Le Pen père et fille.

La confirmation nous en est apportée par deux biographies parues à Grez-sur-Loing aux Éditions Pardès, Perón Qui suis-je ? par Jean-Claude Rolinat et Brigneau Qui suis-je ? par Anne Le Pape, des ouvrages hagiographiques certes, mais qui jettent un éclairage cru sur certains des enjeux actuels.

Admirateur de Franco et militaire comme lui, Juan Domingo Perón (né en 1895) fut président de la nation argentine du 4 juin 1946 au 21 septembre 1955 et du 12 octobre 1973 à sa mort le 1er juillet 1974, date à laquelle lui succéda sa troisième épouse Isabel Martínez de Perón [1].

Il avait auparavant été secrétaire adjoint à la Guerre, secrétaire au Travail et à la Santé ainsi que vice-président et secrétaire à la Guerre dans de précédents gouvernements militaires entre 1943 et 1945.

Pour l’histoire, son action politique est indissociable de l’engagement de sa deuxième épouse, María Eva Duarte de Perón (1919-1952). Surnommée Evita, celle-ci contribua à l’obtention du soutien des milieux ouvriers (les descamisados ou « sans chemise ») et des femmes envers le régime.

Elle est morte d’un cancer de l’utérus en 1952 à l’âge de 33 ans, ce qui en fit un mythe [2]. Perón avait été réélu en 1951, mais il fut renversé par un coup d’État militaire en 1955, qui entraîna une longue errance de l’ex-dictateur au Paraguay, au Venezuela, au Panama, en République dominicaine et à Madrid.

Son retour au pouvoir en 1973, pour bref qu’il fût, se caractérisa par de fortes dissensions entre ses partisans de gauche et de droite qui firent couler le sang (par exemple au cours du massacre d’Ezeiza, quand l’extrême droite péroniste tira sur la foule réunie pour accueillir le caudillo à son retour au pays).

Occultant ces divergences, Jean-Claude Rolinat, fervent admirateur de Perón, revient longuement sur ce qui fit le succès momentané de sa politique et sur la façon dont il fut bâti. C’est là, à notre avis, que réside l’intérêt de son ouvrage, qui montre aussi en quoi Carlos Menem, Eduardo Duhalde et les époux Kirchner, successeurs « démocratiques » du dictateur à la tête de l’Argentine, s’inscrivent dans le prolongement de son action.

Tout autre apparaît la personnalité du publiciste français François Brigneau (de son vrai nom Emmanuel Allot, 1919-2012), duquel sa consœur frontiste Anne Le Pape a rédigé la biographie avec une admiration sans bornes (elle qualifie par exemple d’entrée dans la « grande presse » l’arrivée de Brigneau au sein de la rédaction de France Dimanche en 1948…)

Membre du RNP (Rassemblement national populaire) de Marcel Déat, entré dans la Milice de Darnand le 6 juin 1944, emprisonné durant 15 mois à Fresnes entre octobre 1944 et décembre 1945, acquitté à cette date pour les accusations les plus graves, mais frappé de dix ans d’indignité nationale, notre homme, « qui se définissait comme Français de souche bretonne et dont la plume valait une épée, a obstinément et fidèlement choisi “le mauvais camp”, celui de la “France française”, selon sa propre expression ».

L’expression « dont la plume valait une épée » employée par Anne Le Pape est on ne peut plus juste. Car Brigneau usait d’une langue qui n’était pas de bois, avait l’humour ravageur, la formule qui fait mouche et le ton assassin qui lui permettaient de mettre régulièrement les rieurs dans sa poche.

Son style flamboyant fut d’ailleurs apprécié par bien du monde (l’auteure cite en vrac Louis-Ferdinand Céline, Robert Brasillach, mais aussi Frédéric Dard, Jean Gabin, Marcel Pagnol, Arletty, Alphonse Boudard ainsi que, pour la presse, Hubert Beuve-Méry et Pierre Lazareff) et ses articles innombrables [3] – notamment dans Paroles françaises dirigé par Pierre Boutang, dans L’Indépendance française, dans Ici-France, dans La Dernière Lanterne, dans France Dimanche, dans Rivarol (dont il fut rédacteur en chef adjoint), dans Semaine du Monde, dans Paris-Presse, dans Cinémonde, dans Télé Magazine (1957-1975), dans L’Aurore (entre 1962 et 1964), dans Minute (de 1964 à 1987), dans Itinéraires (1978-1986), dans Présent (qu’il cofonda avec Jean Madiran en 1982 [4] et qu’il quitta en 1986), dans Le Choc du mois (de 1987 à 1991, où il croisa sa biographe), dans National-Hebdo (1987-1998), dans L’Anti-89 ou encore dans le Libre Journal de Serge de Beketch – avaient un retentissement certain, allant bien au-delà du lectorat de l’extrême droite.

Il fut aussi « nègre », éditeur et écrivain, et obtint en 1954 le Grand prix de littérature policière pour La Beauté qui meurt.

Deux remarques, pour conclure : Brigneau, en dépit de son talent, tira presque toujours le diable par la queue, signe que son engagement politique était profond– ce qui ne veut pas dire juste, bien entendu… –, comme le montre d’ailleurs aussi son nomadisme journalistique, souvent consécutif de brouilles avec ses « camarades ».

Il est vrai qu’avec ce républicain plus ou moins maurrassien, cet athée proche de Mgr Lefebvre, ce fils fasciste et anti-1989 d’un instituteur socialiste révolutionnaire, cet ultra-conservateur balayant tout sur son passage, avec ce seul homme donc, on avait au moins mille opinions divergentes dans sa propre famille politique !

PÉTRONE

Perón Qui suis-je ? par Jean-Claude Rolinat, Grez-sur-Loing, Éditions Pardès, collection « Qui suis-je ? », décembre 2013, 128 pp. en noir et blanc au format 14 x 21 cm sous couverture brochée en couleurs, 12 € (prix France)

Brigneau Qui suis-je ? par Anne Le Pape, Grez-sur-Loing, Éditions Pardès, collection « Qui suis-je ? », septembre 2014, 128 pp. en noir et blanc au format 14 x 21 cm sous couverture brochée en couleurs, 12 € (prix France)


[1] Elle fut déposée le 24 mars 1976 par une junte militaire sous la direction du général putschiste Jorge Rafael Videla.

[2] Au point qu’on lui consacra en 1976 à Broadway une comédie musicale, Evita, qui donna lieu en 1996 à un film éponyme dont le rôle-titre fut tenu par Madonna sur un scénario rédigé par… Oliver Stone.

[3] Parfois signés du pseudonyme de Julien Guernec, de Mathilde Cruz ou de Caroline Jones.

[4] Ils y constituèrent le pendant du duo Léon Daudet-Charles Maurras dans les colonnes de l’Action française d’avant-guerre, l’un bretteur rigolard, l’autre penseur dogmatique.

Date de publication
dimanche 18 janvier 2015
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