Un poète hallucinant…

Les Villages illusoires

Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers (Belgique), le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge, flamand d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale proche de l’anarchisme lui fait évoquer les grandes villes et les villages dont il parle avec lyrisme sur un ton d’une grande musicalité. Il a su traduire dans son œuvre la beauté de l’effort humain. [1]

On ne saurait mieux dire, et c’est ce que confirme totalement le recueil intitulé Les Villages illusoires (1895), précédé d’extraits de Poèmes en prose (1887-1892) et de La Trilogie noire [2], paru à Bruxelles aux Impressions nouvelles dans la collection « Espace Nord » pour la commémoration prochaine du centenaire de la mort de l’écrivain.

« Verhaeren, broyeur de syntaxe, forgeur de formules qui marquent, cracheur de mots sonores qui disent l’écartèlement du monde, les massacres intérieurs, les paysages déchirés, les cervelles à la torture. Verhaeren aussi des vents marins, des plaines mornes et des villages où les hommes dans leur métier – meunier, cordier, fossoyeur, forgeron – grandissent aux dimensions du mythe… », écrit fort justement l’éditeur de l’ouvrage pour le présenter.

Qu’on en juge par l’extrait ci-dessous !

PÉTRONE

Les Villages illusoires précédé de Poèmes en prose et de La Trilogie noire (extraits) par Émile Verhaeren, préface de Werner Lambersy, choix de textes et postface de Christian Berg, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, collection « Espace Nord », mai 2016, 223 pp. en noir et blanc au format 12 x 18,5 cm sous couverture brochée en couleurs, 9 €

 

Le passeur d’eau

 

Le passeur d’eau, les mains aux rames,

À contre flot, depuis longtemps,

Luttait, un roseau vert entre les dents.

 

Mais celle hélas ! qui le hélait

Au-delà des vagues, là-bas,

Toujours plus loin, par au-delà des vagues,

Parmi les brumes reculait.

 

Les fenêtres, avec leurs yeux,

Et le cadran des tours, sur le rivage

Le regardaient peiner et s’acharner

De tout son corps ployé en deux

Sur les vagues sauvages.

 

Une rame soudain cassa

Que le courant chassa,

À flots rapides, vers la mer.

 

Celle là-bas qui le hélait

Dans les brumes et dans le vent, semblait

Tordre plus follement les bras,

Vers celui qui n’approchait pas.

 

Le passeur d’eau, avec la rame survivante,

Se prit à travailler si fort

Que tout son corps craqua d’efforts

Et que son cœur trembla de fièvre et d’épouvante.

 

D’un coup brusque, le gouvernail cassa

Et le courant chassa

Ce haillon morne, vers la mer.

 

Les fenêtres, sur le rivage,

Comme des yeux grands et fiévreux

Et les cadrans des tours, ces veuves

Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,

Suivaient, obstinément,

Cet homme fou, en son entêtement

À prolonger son fol voyage.

 

Celle là-bas qui le hélait,

Dans les brumes, hurlait, hurlait,

La tête effrayamment tendue

Vers l’inconnu de l’étendue.

 

Le passeur d’eau, comme quelqu’un d’airain,

Planté dans la tempête blême

Avec l’unique rame, entre ses mains,

Battait les flots, mordait les flots quand même.

Ses vieux regards d’illuminé

Fouillaient l’espace halluciné

D’où lui venait toujours la voix

Lamentable, sous les cieux froids.

 

La rame dernière cassa,

Que le courant chassa

Comme une paille, vers la mer.

 

Le passeur d’eau, les bras tombants,

S’affaissa morne sur son banc,

Les reins rompus de vains efforts.

Un choc heurta sa barque à la dérive,

Il regarda, derrière lui, la rive :

Il n’avait pas quitté le bord.

 

Les fenêtres et les cadrans,

Avec des yeux fixes et grands

Constatèrent la fin de son ardeur ;

Mais le tenace et vieux passeur

Garda quand même encore, pour Dieu sait quand,

Le roseau vert entre ses dents.

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Verhaeren

[2] Les Soirs (1888), Les Débâcles (1888) et Les Flambeaux noirs (1891).

Date de publication
dimanche 14 août 2016
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