Un nouvel apax littéraire…

Félicitons les Éditions Pierre-Guillaume de Roux à Paris qui ressortent l’extraordinaire Maugis de Christopher Gérard [1], un roman aussi formidable qu’inclassable paru initialement à Lausanne en 2005 aux Éditions L’Âge d’Homme alors dirigées par le regretté Vladimir Dimitrijevic, un découvreur de talents qui marqua l’histoire des lettres européennes.

Voici le résumé du texte, décliné en sept carnets :

« Poète et fin lettré, le jeune François d’Aygremont vit avec sa mère Oriande à Bruxelles, capitale des XVII Provinces.

Initié sous le nom de Maugis aux mystères d’une société hermétique qui remonterait à Empédocle d’Agrigente (Vsiècle avant J.-C.), François étudie les belles lettres à Oxford.

Peu après, il est mobilisé pour repousser les Teutons qui, entrés en guerre contre l’empire britannique et le royaume de France, ont attaqué les XVII Provinces malgré leur neutralité. Capturé avec une poignée de ses hommes, il parvient à s’évader et sème la terreur dans les forêts ardennaises.

La capitulation des XVII Provinces met un terme à l’épopée de Maugis, qui regagne Bruxelles. Là, il entre dans un réseau clandestin dirigé par un de ses anciens professeurs, Léopold Bidez, et participe à diverses missions – renseignement et assistance aux Hébreux persécutés.

Il fréquente également Aschenbach, membre dirigeant de l’Ordre Noir, qui exerce sur lui une étrange fascination et veut l’enrôler dans son organisation.

Un soir, Aschenbach lui présente Machenka, captivante Russe qui gagne sa vie en chantant dans un cabaret ; François tombe aussitôt sous le charme de la jeune femme. Durant leur relation, houleuse et passionnée, François néglige ses amis, le réseau du professeur Bidez et les exercices spirituels imposés par la Phratrie.

Qu’il fréquente le poète opiomane Genséric et le peintre Arminius, initiés séduits par les thèses teutoniques, n’est pas pour dissiper les soupçons qui pèsent de plus en plus sur lui et le discréditent aux yeux de Bidez et de sa mère.

Or il est bientôt contraint de se compromettre totalement : Machenka révèle aux forces d’occupation l’engagement clandestin d’Oriande, qui risque la déportation. François accepte la mission que lui confie Aschenbach en échange de sa protection pour Oriande : il se rend en Irlande neutre pour consulter la prophétesse d’Aran sur le sort des Teutons. Cette dernière refuse de répondre, mais le libère de l’emprise maléfique d’Aschenbach et lui fait accomplir une descente aux enfers, d’où il remonte transfiguré.

Il est désormais Maugis l’Enchanteur, un devin aux grands pouvoirs. À la libération, il doit s’expatrier. Après un bref séjour dans un monastère à Rome et quelques mois en Inde, il gagne une lamaserie du Tibet pour y parfaire ses connaissances. »

Incipit :

Premier carnet

Au Sud du Canal Albert

« Les combats reprirent le premier jour des Calendes de mai, alors que régnait déjà le flamboyant été. Ils avaient débuté vingt-six ans plus tôt pour encore durer cinq terribles années. Aujourd’hui, les historiens leur donnent le nom de Grandes Conflagrations, atroces mêlées qui devaient laisser le vieux continent exsangue et asseoir pour deux siècles le pouvoir sans partage des adorateurs de la matière et des serviteurs de l’or.

Dans sa tranchée, face à la Meuse, le lieutenant François d’Aygremont ajustait le tir des artilleurs de la IXLégion Toxandria. Armé de jumelles et d’un téléphone de campagne, le jeune officier tâchait de servir sans faillir, avec Honneur et Féauté, comme l’exigeait le serment prêté au Roi. Une fois de plus, il s’agissait de repousser les Teutons venus ravager les XVII Provinces, pourtant neutres dans le conflit titanesque opposant les empires français et britannique au Reich.

Mélancolique mais déterminé, François d’Aygremont remplissait, contre les feldgraus qui déferlaient, sa mission de maître du feu.

Tout en renseignant son capitaine sur les coups portés aux Teutons, il songeait à son père, le chevalier Beuve d’Aygremont, tué à l’ennemi un quart de siècle plus tôt. Que penserait de lui ce père dont les traits ne lui étaient connus que par un unique daguerréotype ? François ne craignait pas tant de périr – une belle mort rachète tout – que de déchoir. Serait-il digne du nom qu’il portait ? Fidèle à la devise familiale, Fortitudo et Sapientia – Courage et Sagesse ? Parviendrait-il à maintenir à leur poste ses hommes affolés par les stridentes sirènes des bombardiers en piqué ?

Voilà que la horde sauvage s’acharnait à nouveau sur leurs pauvres défenses. Hors d’atteinte, les stukas, ces oiseaux de malheur, larguaient leurs bombes par grappes avec une précision démoniaque, tuant ou estropiant en une hideuse sarabande la fine fleur des armées royales. Au cœur du cyclone, tels des particules privées de volonté, d’Aygremont et ses hommes subissaient la tempête des éléments, le cœur en furie et le corps en sueur. Tout partait en lambeaux ; tout se disloquait dans la fièvre et le sang, dans les hurlements et le ténébreux effroi. Avides, Arès le Broyeur et ses vautours s’élançaient sur les mortels soumis au règne implacable de l’Incertaine aux noires prunelles. »

Il s’agit aussi d’un roman à clés, comme le montre l’extrait suivant, où il est question du Salon Didier [2]

« Maugis décida de rentrer par l’avenue de l’Hippodrome, où, avant son départ pour Oxford, il se rendait souvent.

Genséric l’avait introduit chez les Bernier, de riches patriciens qui recevaient dans leur hôtel art nouveau la fine fleur des lettres et de la politique. Modèle de sculpteurs et de peintres, sculpteur elle-même, Juliette Bernier passait pour la plus jolie femme de la capitale. Éclipsant sans peine son mari Adelin, Juliette tenait table ouverte. Des hommes politiques, des artistes et des écrivains, quelques diplomates – teutons entre autres – se pressaient à ces soirées très courues où chacun pouvait parler sans crainte de lire ses propos dans la presse du lendemain.

Par-delà d’apparents clivages, tous communiaient dans un même refus du désordre établi, dans une même hantise du retour des Conflagrations. Des patriciens désirant dépasser le conservatisme borné de leur caste venaient écouter de jeunes réformateurs réunis en communautés de travail bruissantes d’idées hardies, qui tentaient de concilier autorité et liberté, solidarité et hiérarchie.

Maugis avait été immédiatement séduit par les visions défendues au Salon Bernier, cénacle qui avait été le théâtre de tractations discrètes et de discussions enflammées. La séduisante Juliette, une Athéna au casque d’or, s’était prise d’affection pour l’étudiant un peu gauche qui faisait ses premiers pas sur ses somptueux tapis persans.

Parvenu chez les Bernier, Maugis reconnut les entrelacs floraux en fer forgé de la double porte d’entrée, leur optimisme fin de siècle. À travers le verre dépoli, il devinait l’escalier de marbre que, le cœur battant, il avait gravi, le premier soir. »

Un ouvrage aussi foisonnant que passionnant !

PÉTRONE

Maugis par Christopher Gérard, Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, juin 2020, 255 pp. en noir et blanc au format 12,3 x 19,5 cm sous couverture brochée en couleurs, 18 € (prix France)


[1] Auteur, notamment, du Songe d’Empédocle (2015), un autre OVNI littéraire se jouant lui aussi avec brio des difficultés de l’uchronie.

[[2] Sans doute moins ambitieux sur le plan des mondanités [que le salon tenu par Mme Jules Destrée], le salon que Lucienne et Édouard Didier ouvraient à leurs hôtes deux fois par mois l’était bien davantage sur le plan politique. Monsieur Didier, qui était le fondateur du club « Jeune Europe » et le rédacteur en chef du bulletin du même nom, entretenait des liens d’étroite amitié avec Otto Abetz dont il avait fait la connaissance vers 1933. Madame Didier, elle, était une artiste, très admirée de Montherlant et de Marcel Aymé, dont elle fit un buste, mais aussi de Henri De Man, qui lui était très dévoué. C’est du reste sur la personne et les idées de l’auteur d’Au-delà du marxisme qu’étaient centrées les réunions tenues dans la demeure des Didier, sise au 37 de l’avenue de l’Hippodrome à Ixelles. On y rencontrait des socialistes (Henri De Man, bien sûr, Paul-Henri Spaak, Léo Moulin) et des socialisants (Raymond De Becker, War Van Overstraeten, Ernestan) à côté de jeunes révolutionnaires de droite (Louis Carette, plus connu aujourd’hui sous le nom de Félicien Marceau, et Henri Bauchau qui, sous l’Occupation, fonda le Service des Volontaires du Travail), de représentants de l’ambassade d’Allemagne (Otto Abetz, Max Liebe) et d’intellectuels français (Robert Brasillach, Henri de Montherlant et Alfred Fabre-Luce).

Vers 1935, les époux Didier organisèrent aussi les rencontres du Zoute, sorte de camps-colloques réunissant de jeunes nazis et de jeunes Français et Belges. On y vit, entre autres, Pierre Daye, Louis Carette et Emmanuel Mounier, qui deviendrait un jour le père du « personnalisme ». Les Didier furent aidés dans leur entreprise par le bourgmestre de la petite station balnéaire belge, le comte Lippens, ouvert à l’idée d’une Europe unie autour de l’Allemagne, et par Raymond Delhaye, administrateur du Bon Marché et futur secrétaire général ff à la Santé publique.

Le salon Didier connut des prolongements politiques sous l’Occupation, sous la forme d’une maison d’édition, les Éditions de la Toison d’Or, fondée en 1941, et qui publia nombre d’œuvres contemporaines, dont beaucoup étaient favorables à un ordre nouveau conçu par la révolution socialiste. C’est notamment le cas de deux essais, l’un de Francis Delaisi, La Révolution européenne, et l’autre d’Anton Zischka, La science brise les monopoles. (Bernard Delcord, « À propos de quelques “chapelles” politico-littéraires en Belgique (1919-1945) » in Cahiers du Centre de Recherches et d’Études historiques de la Seconde Guerre mondiale, n° 10, novembre 1986, pp. 167-168.)

Date de publication
mercredi 24 juin 2020
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