Naufrage d’une nation…

Considéré comme l’un des protagonistes les plus importants du renouveau actuel de la littérature étatsunienne, l’écrivain et scénariste Dave Eggers, né le 12 mars 1970 à Boston (Massachusetts), est aussi fondateur du magazine littéraire The Believer, du magazine satirique Might, de la maison édition McSweeney’s et de l’école 826 Valencia de San Francisco, qui promeut l’écriture auprès des jeunes et des enseignants.

Il a publié des livres qui sont devenus de gros succès de librairie, comme l’essai en partie autobiographique Une œuvre déchirante d’un génie renversant (2000) dans lequel il raconte la mort de ses parents, le roman Suive qui peut (2002) qui raconte l’odyssée autour du monde de Will et Hand, deux amis d’enfance, le recueil de nouvelles Pourquoi nous avons faim (2004) ou encore le roman Le Grand Quoi (Autobiographie de Valentino Achak Deng), prix Médicis 2009 à l’unanimité.

Dans la collection « Folio », les Éditions Gallimard proposent ces jours-ci, inédit en France, Le Capitaine et la Gloire, une satire féroce et hilarante des États-Unis en proie à la folie, un court roman dont voici le pitch :

« Sur le grand navire la Gloire, le capitaine qui le dirigeait avec habileté doit quitter la barre. Son successeur, lui, ne connaît rien à la navigation. Affublé d’une plume jaune dans les cheveux, il se révèle vite erratique et grotesque. Jour après jour, il inscrit ses opinions sur le tableau blanc de la cafétéria, se vante de posséder une anatomie exceptionnelle et jette par-dessus bord quiconque lui déplaît.

Jusqu’à ce qu’apparaisse à l’horizon un célèbre pirate, longtemps redouté par les passagers de la Gloire, mais vénéré par le Capitaine pour ses démonstrations de virilité lorsqu’il monte torse nu à cheval… »

Extrait :

« En effet, lorsque le Capitaine avait été élevé au plus haut poste de la Gloire, les Mateurs avaient considéré cela non seulement comme très drôle, en fait hilarant, voire surréaliste – certainement la chose la plus démente qui se fût produite de leur vivant, ou peut-être dans l’histoire des navires, ou de la démocratie –, mais ils y avaient aussi vu une excellente occasion de se faire du fric.

L’utilisation des toilettes publiques avait toujours été gratuite sur le navire, mais Ed le Sale installa des tourniquets devant chaque W-C et urinoir et factura aux passagers un tarif dégressif en fonction de la densité, du volume et de la masse de leurs excrétions. Fourchette prit le contrôle des écoles et de la garderie, auparavant gratuites, et imposa des frais d’inscription en fonction de la densité, du volume et de la masse des enfants, ainsi que du sex-appeal de leur mère. Le Sucré revendit aux enfants à un prix raisonnable les bonbons que Fourchette continuait de leur voler, un taux de base majoré de trois pour cent. Gogo l’Assassin et Paul le Manafort facturèrent aux passagers les balades sur les ponts-promenades, l’accès à la piscine, le franchissement des portes, l’usage des couverts, la vue des couchers de soleil et l’air respiré.

Les Malfaisants étaient disposés à payer tous ces frais, sachant que le Capitaine avait mis un dollar cinquante de plus dans leur poche. Ils n’en avaient pas encore vu la couleur, car le Capitaine ne l’avait pas distribué et avait même oublié sa promesse, mais les Malfaisants continuèrent d’organiser pour lui des meetings au moins une fois par semaine, pendant lesquels ils enfilaient leurs plumes et leur bec et acclamaient tout ce qu’il disait. Ils applaudissaient aux gens jetés par-dessus bord, ils applaudissaient à la merveille qu’était le nouveau canon à eau qui tuait des gens, ils applaudissaient au fait que le Capitaine soit leur capitaine et qu’il n’ait pas changé du tout depuis qu’il l’était devenu.

Ils adoraient qu’il dise des choses comme “Liquidez les pauvres”, qu’eux aussi voulaient clamer, même si beaucoup parmi eux étaient pauvres, et ils adoraient qu’il dise des choses comme “Coffrons et finissons Certaines Personnes qui viennent de bateaux minables et minuscules”, qu’eux aussi voulaient tonner, même si les ancêtres, voire les parents de chacun d’entre eux étaient également venus de bateaux minables et minuscules. Plus encore, ils adoraient qu’il ne change pas et qu’il continue de dire tout ce qui lui passait par la tête. Ce matin même, sur le tableau effaçable, il avait menacé de déclencher une guerre contre un pays qui avait toujours été très amical envers la Gloire, puis il avait changé d’avis l’après-midi. Aucun doute là-dessus : ça, c’était chambouler les choses ! Les Malfaisants avaient craint, au plus profond d’eux-­mêmes, que l’homme à la plume jaune, une fois capitaine, ne devienne digne et terne. Mais cela faisait maintenant des mois qu’il avait été élu, et il était toujours aussi inélégant, impulsif, instable, et cela les rendait très heureux et très fiers. »

Toute ressemblance avec la façon dont un récent président yankee a mené son rafiot n’est bien évidemment pas fortuite…

PÉTRONE

Le Capitaine et la Gloire par Dave Eggers, traduction de l’anglais par Juliette Bourdin, illustrations de Nathaniel Russel, Paris, Éditions Gallimard, collection « Folio », octobre 2020, 139 pp. en noir et blanc au format 11 x 17,8 cm sous couverture brochée en couleurs, 7,50 € (prix France)

Date de publication
lundi 9 novembre 2020
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