« Verba volant », certes, mais en pleine poire…

André Isaac, dit Pierre Dac (1893-1975) était un humoriste et comédien français.

Créateur dans les années 1930 du journal humoristique L’Os à moelle, il est notamment l’inventeur du Schmilblick, « un objet rigoureusement intégral qui ne sert absolument à rien et peut donc servir à tout ». Il popularisa également l’expression « loufoque », formée à la façon du louchébem [1].

Après la guerre, il constitua un fameux duo humoristique avec Francis Blanche, et conçut et anima les populaires séries radiophoniques Signé Furax et Bons baisers de partout.

Auparavant, il avait été, pendant la Seconde Guerre mondiale, une figure de la Résistance.

En 1972, il fit paraître Un Français libre à Londres en guerre, qu’ont ressorti récemment les Éditions Libretto à Paris.

Après deux tentatives d’évasion et douze mois de détention dans les prisons du Roussillon, de Catalogne et d’Estrémadure, il avait réussi à gagner l’Angleterre en octobre 1943.

Il intégra aussitôt l’équipe de la fameuse émission gaulliste de la BBC « Les Français parlent aux Français ».

L’ouvrage reprend, assorties de commentaires parfois volontairement biscornus, les textes de ses interventions à la radio.

En voici un extrait, dont le titre fait référence à Bagatelles pour un massacre, un livre de Louis-Ferdinand Céline publié en décembre 1937 par les Éditions Denoël. :

BAGATELLES SUR UN TOMBEAU

Monsieur Henriot [2] s’obstine. Monsieur Henriot est buté.

Monsieur Henriot ne veut pas, absolument pas parler des Allemands,

Je l’en ai pourtant maintes fois prié, tant par le texte que par la chanson.

En paroles et en musique.

Peine perdue et rien à faire.

Je ne me suis attiré que des réponses pas du tout aimables et pas du tout agréables, ce qui est tout de même bien étonnant et bien surprenant, étant donné que je l’en ai toujours prié bien poliment et bien gentiment, et qui, de surcroît – de surcroît de Lorraine, naturellement – ne satisfait pour autant en rien notre légitime curiosité en ce qui concerne la question des Allemands.

En bref, en vérité, en réalité et en résumé, pas question des Allemands.

C’est entendu, Monsieur Henriot, en vertu de votre théorie raciale nationale-socialiste, et de vos principes de même ordre, en tant que Juif, je ne suis pas français.

À défaut de francisque et de croix gammée, j’ai corrompu l’esprit de la France avec L’Os à moelle et La Course au Trésor.

Par la suite, je me suis vendu aux Anglais, aux Américains et aux Soviétiques, et pendant que j’’y étais, je me suis également vendu aux Chinois, aux Esquimaux et aux Kurdes.

Il n’empêche que tout ça ne résout pas pour autant la question : la question des Allemands.

Certes, nous savons que vous êtes surchargé de travail et que, de ce fait, vous ne pouvez pas vous occuper de tout, mais, tout de même, je suis persuadé que les Français seraient intéressés au plus haut degré si, à vos moments perdus – qui, ainsi ne le seraient pas pour tout le monde – vous vouliez bien prendre la peine de traiter des problèmes suivants, dont je vous fais ci­ après la nomenclature, histoire de faciliter votre tâche et de vous rafraîchir la mémoire.

1° Le problème de la déportation, de l’univers concentrationnaire et du traitement des déportés.

2° Le problème des prisonniers et des assujettis au S.T.O.

3° Le statut actuel de l’Alsace-Lorraine et l’incorporation forcée des Alsaciens-Lorrains dans l’armée allemande.

4° Les réquisitions allemandes et la participation des autorités d’occupation dans l’organisation du marché noir.

5° Le fonctionnement de la Gestapo en territoire français et, en particulier, ses méthodes d’interrogatoire.

6° Les déclarations du Führer dans Mein Kampf concernant l’anéantissement de la France.

Peut-être, Monsieur Henriot, me répondrez-vous que je m’occupe de ce qui ne me regarde pas. Et, ce disant, vous serez logique et conséquent avec vous-même, puisque, dans le laïus que vous m’avez tout récemment consacré, vous vous écriez notamment :

« Mais où nous atteignons les cimes du comique, c’est quand notre Dac prend la défense de la France ! La France qu’est-ce que cela peut bien signifier pour lui ? »

Eh bien ! Monsieur Henriot, sans pour autant vouloir engager de vaine polémique, je vais vous le dire ce que cela signifie pour moi, la France.

Laissez-moi vous rappeler, en passant, que mes parents, mes grands-parents, et d’autres avant eux, sont originaires du pays d’Alsace dont vous avez peut-être, par hasard, entendu parler, et en particulier de la charmante et riante petite ville de Niederbronn, dans le Bas-Rhin.

C’est un beau pays, l’Alsace, Monsieur Henriot, où, depuis toujours, on sait ce que ça signifie, la France, et aussi ce que ça signifie, l’Allemagne.

Des campagnes napoléoniennes, en passant par celles de Crimée, d’Algérie, de 1870-1871, de 1914-1918, jusqu’à ce jour, on a, dans ma famille, moi y compris – j’en porte personnellement les traces dans ma chair et les insignes à ma boutonnière – lourdement payé l’impôt de la souffrance, des larmes et du sang.

Voilà, Monsieur Henriot, ce que cela signifie pour moi, la France. Alors, pourquoi ne pas nous dire ce que cela signifie, pour vous, l’Allemagne ?

Un dernier détail. Puisque vous avez si obligeamment et si complaisamment cité, au cours de votre laïus me concernant, les nom et prénom de mon père et de ma mère, laissez-moi vous dire que vous en avez oublié un : celui de mon frère.

Je vais vous dire où vous pourrez le trouver.

Si, d’aventure, vos pas vous conduisent du côté du cimetière Montparnasse, entrez par la porte de la rue Froidevaux, tournez à gauche dans l’allée, et à la sixième rangée arrêtez-vous devant la dixième tombe. C’est là que reposent les restes de ce qui fut un beau, brave et joyeux garçon, fauché par un obus allemand, le 8 octobre 1915, aux attaques de Champagne.

C’était mon frère.

Sur la modeste pierre tombale, sous ses nom, prénom et le numéro de son régiment, on lit cette simple inscription :

MORT POUR LA FRANCE

À

L’ÂGE DE 28 ANS

Voilà, Monsieur Henriot, je le répète, ce que cela signifie pour moi, la France.

Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription.
Elle sera ainsi libellée :

PHILIPPE HENRIOT

MORT POUR HITLER

FUSILLÉ PAR LES FRANÇAIS

Bonne nuit, Monsieur Henriot. Et dormez bien, si vous le pouvez [3].

Il ne le put pas longtemps…

PÉTRONE

Un Français libre à Londres en guerre par Pierre Dac, Paris, Éditions Libretto, collection « Libretto Histoire », octobre 2020, 254 pp. en noir et blanc au format 12 x 18,3 cm sous couverture brochée en couleurs, 10 € (prix France)


[1] Le mot louchébem issu de la déformation par largonji du mot boucher a été utilisé à partir de la fin du XIXe siècle pour désigner le « largonji des louchébems » (« jargon des bouchers »).

[2] Philippe Henriot, né à Reims le 7 janvier 1889 et mort à Paris le 28 juin 1944, était un homme politique français. Engagé à l’extrême droite et député dans l’entre-deux-guerres, il devint, pendant la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande, l’une des figures de la collaboration avec les nazis. En tant qu’orateur sur Radio-Paris, Philippe Henriot était l’un des propagandistes les plus connus du collaborationnisme en France ; en 1943, il rejoignit les rangs de la Milice française. En janvier 1944, dans les derniers mois de l’Occupation, il fut secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du gouvernement Laval ; sa nomination était l’un des signes de la radicalisation du régime de Vichy finissant. Il fut abattu par un commando du mouvement de Résistance COMAC.

[3] Ce texte prophétique (Pierre Dac ignorait alors tout des préparatifs de l’exécution de Philippe Henriot par la Résistance) fut prononcé à la fin du mois de mai 1944.

Date de publication
dimanche 20 décembre 2020
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