Le travail, c’est la santé ?

Auteure notamment de sept recueils de nouvelles et d’Outre-Mère, un roman insigne, Dominique Costermans s’est à nouveau associée à l’éditrice et romancière Régine Vandamme pour rédiger le deuxième tome d’une compilation de témoignages intitulée Le bureau des secrets professionnels – Histoires vécues au travail publiée par La Renaissance du Livre à Waterloo.

On y trouve cette fois encore de nombreuses anecdotes authentiques relatives à des femmes et à des hommes qui exercent ou ont exercé leur profession en Belgique ou ailleurs : des artistes, des acteurs de la presse et des médias, des employés de bureau, des cadres d’entreprise, des éducateurs, des enseignants, des « fins de carrière », des virés…

Extraits :

La tour fantôme

Au milieu des années 1970, le gouvernement avait élaboré un ensemble de mesures pour mettre les chômeurs au travail[1]. Demandeuse d’emploi, j’ai postulé auprès de l’Office national des pensions pour travailleurs salariés et j’ai été engagée à bras ouverts : j’ai même trouvé cela un peu trop facile.

Les premiers jours, on m’a présenté mes collègues et mes supérieurs hiérarchiques et on m’a donné un poste de travail. Mais personne n’a pris la peine de définir mes tâches. Pendant toute la durée de mon contrat, je me suis demandé ce que je faisais là.

La question se posait aussi à mon collègue direct, engagé en même temps que moi dans le même contexte. Nous partagions le même bureau. Nous en parlions très souvent.

Nous avions entrepris de lire Courteline et Kafka, tant ces auteurs étaient inspirants pour notre situation.

Notre jeu favori était l’observation du comportement de nos collègues. L’un gardait une bouteille de whisky dans le tiroir du bas de son bureau. L’autre venait chez nous pour téléphoner à sa secrétaire – qui pourtant partageait le même bureau que lui. Une autre encore revenait souvent de son heure de table avec ses bas nylon complètement tirebouchonnés.

Nous avions peu d’occasions de voir des collègues travailler. Cela nous intriguait. C’était notre première expérience de travail et nous n’imaginions pas du tout les choses comme cela. Mais des traces de travail, nous ne perdions pas tout à fait l’espoir d’en trouver.

Le bâtiment de la Tour du Midi, qui abritait notre administration, comporte trente-huit étages et trois sous-sols. Pour passer le temps, nous prenions l’ascenseur pour écouter les conversations et trouver enfin l’oiseau rare.

Un jour, nous crûmes l’avoir déniché : « Ah, j’ai bien travaillé aujourd’hui », dit une dame à sa voisine. Échange de regards complices avec mon collègue. « J’ai terminé la première manche de mon tricot ! »

Valeur ajoutée

L’humiliation fait-elle partie de la stratégie du licenciement ? Aujourd’hui, je me pose encore la question.

Le bruit courait que notre société allait se séparer d’un tiers du personnel. On nous a d’abord convoqués à une « grand-messe » au cours de laquelle le big boss a présenté sa vision de l’avenir, histoire de faire taire la rumeur. La semaine suivante, c’était une réunion avec notre N+2, planifiée de longue date et dont nous ignorions le scope, l’ordre du jour. J’étais déjà bien « chauffée ». Allais- je y assister ? L’inquiétude venait s’ajouter à une double vie de travail et d’aidante proche auprès de mon compagnon mala de. J’étais épuisée. Je craignais de ne pas pouvoir me taire. J’y suis allée.

Sur place, pas de trace de mon N+l, qui aurait pu nous couvrir en cas de dérapage. Au courant de certains projets dont nous ignorions l’avancée, faisait-il de la rétention d’informations ? Notre N+2 , un Anglais, a entamé la réunion en nous demandant quelle était notre valeur ajoutée. Silence.  « Quelle est votre valeur ajoutée ? », a-t-il répété. Personne ne disait rien, c’était comme si une insupportable chape de silence était tombée sur nous. Au bord de péter une durite, j’ai pris la parole :

« Je ne comprends pas la question !

– Pourtant elle est simple : quelle est votre valeur ajoutée ?

– Mais vous devriez le savoir ! » Tout le monde m’a regardée. Je dépassais les bornes. Pourtant, il aurait dû le savoir : il était notre N+2, les projets lui avaient été présentés trois mois plus tôt et il ne savait pas quelle était notre valeur ajoutée ? J’ai eu le sentiment d’être tombée dans un guet-apens. « Enfin, a-t-il repris, condescendant, je suis venu pour mieux vous connaître, discuter avec vous de vos projets… » Monsieur descendait de son piédestal pour voir les gueux. J’ai repris la parole : « Ce que nous faisons, c’est vrai, d’autres sociétés le font. On peut le dire. » Puis j’ai misé sur l’humain, vantant les compétences de mon équipe, sa souplesse, sa flexibilité. C’était une équipe performante, dont j’étais fière.

« Et vous croyez qu’on ne peut pas trouver ça ailleurs ? » Le coup de grâce. L’humiliation. Aucun de nos arguments ne ferait le poids devant un licenciement déjà programmé.

Aujourd’hui, je me pose toujours la question : l’humiliation est-elle consciemment orchestrée pour faire « passer la pilule » ? Fait-elle partie de la stratégie de licenciement ?

Des tranches de vie (in)active…

PÉTRONE

Le bureau des secrets professionnels – Histoires vécues au travail, tome 2, par Dominique Costermans & Régine Vandamme, préface d’Isabelle Ferreras, dessins d’Allilalu, Waterloo, Éditions de la Renaissance du Livre, février 2021, 207 pp. en noir et blanc au format 14 x 21,5 cm sous couverture brochée en couleurs et à rabats, 20 €


[1] On les appelait les « Spitaelistes », du nom de Guy Spitaels (1931-2012) qui, ministre socialiste de l’Emploi, mit ce système en place en 1977. (Pétrone)

Date de publication
mercredi 24 février 2021
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