Voyage au bout de la nuit flamande…

Roman éclaté à l’instar du Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), accumulation de récits et de constatations désabusées sur le XXsiècle, où court, tel un fil conducteur, l’histoire de la petite Ondine, une jeune fille pauvre qui utilise ses charmes pour gravir les échelons de la société, La Route de la Chapelle, le chef-d’œuvre de Louis Paul Boon, ressort ces jours-ci en français à Lausanne chez Noir sur Blanc dans la riche collection « La bibliothèque de Dimitri » qui rend un bel hommage à la mémoire du grand éditeur d’origine serbe Vladimir Dimitrijevic (1934-2011), fondateur des Éditions de l’Âge d’Homme en 1966.

Louis Paul Boon, né à Alost le 15 mars 1912 et mort à Erembodegem le 10 mai 1979, était un écrivain et poète belge d’expression néerlandaise. Considéré comme l’un des auteurs belges majeurs du XXsiècle, il a coloré son style de mots et d’expressions régionaux flamands.

Chez cet autodidacte, le socialisme anarcho-libertaire s’accompagne d’une grande diversité dans la technique romanesque et de nuances dans la psychologie de ses personnages (Le faubourg grandit, 1941 ; La Bande à Jean de Lichte, 1957).

Un style débraillé, mais parcouru d’un grand souffle, anime le monde chaotique que forment les fresques grises du monde ouvrier (La Route de la Chapelle, 1953 ; Été à Termuren, 1956).

S’il a exploré minutieusement le passé de sa propre région (Pieter Daens, 1971 ; La Main noire, 1976), Boon tend à composer, de proche en proche, dans une double perspective historique (Ma petite guerre, 1946) et sociale (Menuet, 1955), une mosaïque complète des Pays-Bas (Le Livre des gueux, 1979), tout en témoignant d’un pessimisme grandissant à l’égard de l’homme et en faisant retour sur ses propres fantasmes et inhibitions (La Jeunesse obscène de Mieke Maaike, 1972 ; Éros et le Vieil Homme, 1980)[1].

À sa sortie en 1953, La Route de la Chapelle a suscité de nombreuses controverses, dues autant à sa forme chaotique qu’à son contenu virulent vis-à-vis de l’Église et de l’État. L’auteur y mêle la critique sociale à des récits revisités du Roman de Renart et à ses expériences personnelles.

Voici ce qu’a écrit en 1964 à propos de Louis-Paul Boon un autre géant des lettres belges d’expression flamande, Hugo Claus (1929-2008) :

« Dans la volière de la littérature flamande, on trouve toutes sortes d’oiseaux, en majorité des pigeons domestiques, quelques paons hâbleurs, çà et là un petit coq de bruyère timide comme un poète, et chacun d’eux chante, hélas, son propre couplet et pond ses propres œufs. Le merle blanc de cette basse-cour est Louis Paul Boon. Il est notre écrivain le plus important, la source la plus généreuse de la littérature flamande, une source qui a crevassé le champ infatué de notre art d’écrire. »

PÉTRONE

La Route de la Chapelle par Louis Paul Boon, ouvrage traduit du néerlandais par Marie Hooghe, préface de Hugo Claus, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, collection « La bibliothèque de Dimitri », avril 2022 [1953, 1994], 497 pp. en noir et blanc au format 15 x 23 cm sous couverture monochrome et bandeau en couleurs, 24,50 € (prix France)

Extrait (respectant la typographie) :

TEMPS OBSCURS

J’ai écrit dans le journal, annonce johan janssens, le coin de reynart le goupil, que j’ai intitulé « temps obscurs » : voici reynart le goupil qui nous arrive des temps obscurs et boisés du moyen âge, où les comtes étaient vastes et sauvages, où les cathédrales élevaient vers le ciel leur dentelle de pierre et leurs gargouilles, où les châtelains étaient encycliques et, au retour de leurs croisades de pillages, allaient en bons baptisés tout harnachés à la sainte messe et à la communion, mais pouvaient impunément réduire les petites fermes en cendres, « fondant comme des vautours sur la vache et les petites économies et se jetant sur les femmes comme des taureaux impies ».

Oh, c’était le bon temps où les féodaux ne savaient même pas écrire leur nom, mais avaient des oubliettes et des chambres de torture dans leurs châteaux fortifiés du mont-des-lapins, et un bouffon, et des troubadours qui léchaient la main de ceux qui les frappaient, pour célébrer en vers les hauts faits de leur seigneur… oh, c’était aussi le temps où on ne pouvait pas faire trois pas sans tomber sur une abbaye entre les murs de laquelle on s’empiffrait et buvait à se faire péter la panse, et où pour tuer le temps on racontait dans de gros livres la vie de saint binbombarus qu’on décorait d’images de toutes les couleurs… et où les moines papelards ou monsieur le curé de ter-muren t’obligeaient à partir en pèlerinage à machin chose en espagne, à pieds nus et avec un bonnet à clochettes sur la tête, pour constater au retour – ô langue sublime du reynart – qu’il força ma louve et maltraita mes petits, les compissant dans leur couche si bien que deux en restèrent privés de vue à jamais… si au moins monsieur derenancourt n’en avait pas envie… et où on s’aspergeait de pieux proverbes latins et d’eau bénite, mais te menait au bûcher si tu affirmais par erreur que la terre tournait autour du soleil. Et c’était aussi le temps où les vilains et les fols étaient encore comme breughel… qui ne vint en fait que beaucoup plus tard… les a entrevus et peints : stupides et pauvres et laids et maigres à force de faire carême et de prier, de s’empiffrer et de se soûler 1 jour par an à la kermesse aux boudins, mais de vivre tous les autres jours de l’an-autant-de­ notre-seigneur dans la crainte des kleddens et des fantômes et des feux follets… alors qu’il n’y avait pas d’autres kleddens que ceux des monastères et du château du mont-des-lapins, ni d’autres fantômes que la peste et la famine et la variole qui les fauchaient comme des mouches à merde, ni d’autre feu follet que celui de l’ignorance la plus crasse.


[1] https://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Boon/171764

Date de publication
mercredi 25 mai 2022
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