Jeu de massacre…

Brillant romancier, poète et journaliste britannique, Aldous Huxley (1894-1964) est considéré comme l’un des plus grands auteurs anglo-saxons du XXsiècle.

Dans Contrepoint, un roman magistral et foisonnant paru en 1928 et dont la traduction française de 1930 reparaît aux Belles Lettres à Paris dans la collection « Domaine étranger » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, il use d’une ironie étincelante (comme il l’avait fait avec Le Meilleur des mondes en 1932) dans une peinture satirique des perfidies et du cynisme de l’intelligentsia anglaise de son époque, un ouvrage construit sur le mode du contrepoint, une technique d’écriture musicale consistant à écrire plusieurs mélodies superposées les unes aux autres et destinées à être entendues simultanément[1], et deux œuvres musicales classiques occupent une place privilégiée dans la narration : la suite pour orchestre en si mineur BWV 1067 de Jean-Sébastien Bach et le quatuor à cordes nº 15 de Beethoven opus 132.

Il n’y a pas d’intrigue centrale et unique, mais plusieurs histoires entremêlées avec des thèmes récurrents. De nombreux personnages s’inspirent de personnalités réelles dont la plupart étaient des connaissances personnelles de Huxley, ce qui fait de Contrepoint un roman à clef.

Walter Bidlake est un jeune journaliste. Homme faible et inefficace, il vit avec Marjorie Carling, une femme mariée dont l’époux refuse de divorcer. Marjorie est enceinte d’un enfant de Walter, mais leur relation est en train de péricliter, en grande partie parce que Walter est tombé éperdument amoureux de la provocante et indépendante Lucy Tantamount. Cette dernière est inspirée d’une personne réelle, la poétesse Nancy Cunard (1896-1965), avec qui Huxley a eu une liaison similaire et décevante.

Lord Edward Tantamount, père de Lucy Tantamount, est un aristocrate devenu chercheur scientifique et en décalage complet avec son milieu d’origine. Ce personnage serait une caricature du physiologiste John Scott Haldane (1860-1936), dans la famille duquel Huxley a vécu un certain temps.

John Bidlake, le père de Walter, est un peintre, célèbre à la fois pour son œuvre et pour sa vie amoureuse scandaleuse. Ses toiles les plus récentes trahissent un déclin créatif qu’il reconnaît lui-même tout en refusant de l’admettre. Il souffre d’une maladie qui se révélera être un cancer de l’estomac en phase terminale. Le personnage s’inspire du peintre gallois Augustus John (1868-1961).

Philip Quarles est un écrivain (et l’autoportrait d’Aldous Huxley). Il est l’époux d’Elinor, la fille de John Bidlake. Le couple revient des Indes. Menant une vie retirée, Quarles est un cérébral, peu à son aise avec le monde de tous les jours et ses émotions ; Elinor l’aime, mais est tentée d’entamer une liaison avec le fier et séduisant Everard Webley, un politicien démagogue, chef d’un parti à l’organisation paramilitaire, la Confrérie des Anglais Libres. On a souvent supposé que le personnage de Webley était inspiré du politicien Oswald Mosley (1896-1980), le fondateur de la British Union of Fascists.

Aldous Huxley en 1925 – Photo Henri Manuel.

Le père de Philip, Sidney Quarles, ne lui ressemble pas : d’allure imposante, il est en réalité prétentieux, faible et vaniteux. Parlementaire sans éclat et homme d’affaires raté, il vit retiré de la vie publique, étant censé se concentrer sur la rédaction d’une vaste et définitive étude sur la démocratie. Il n’a en fait rien écrit, mais il emploie une secrétaire issue des milieux populaires londoniens, Gladys, qui le menace d’un scandale après être devenue enceinte de lui.

Philip et Elinor ont un jeune fils, le petit Phil, qui tombe malade et meurt d’une méningite.

Mark Rampion est un artiste intellectuel bohème, à la fois peintre et écrivain. Le modèle de ce personnage est l’auteur de L’Amant de lady Chatterley paru en 1928, David Herbert Lawrence (1885-1930), qu’Huxley tenait en haute estime. Rampion est un critique féroce de la société moderne.

Un chapitre entier en flashback décrit la rencontre de Rampion et de sa femme Mary Felpham, puis leur mariage. Mary est elle-même une transposition de l’intellectuelle Frieda von Richthofen (1879-1956), qui fut l’épouse de Lawrence de 1914 à 1930.

Maurice Spandrell, est un intellectuel désœuvré et désabusé inspiré de Charles Baudelaire (1821-1867), bien que ce dernier ne fût pas un contemporain de Huxley. Pendant des années, Spandrell s’est adonné au vice et à la méchanceté délibérée.

Spandrell prend un certain plaisir à corrompre une innocente jeune fille prénommée Harriett, à la fois dans l’action elle-même et dans le remords qu’il en éprouve. Plus que de toute autre chose, il souffre de l’ennui, c’est-à-dire du sentiment profond de l’inutilité de toutes choses.

Il rencontre Illidge, un jeune scientifique issu de la classe ouvrière et collaborateur de Lord Edward, dont il raille la contradiction entre ses discours gauchistes véhéments et son impuissance dans la vie politique concrète. Finalement, ils réussissent ensemble à assassiner Everard Webley, mais ce meurtre n’aboutit à rien, hormis à renforcer la Confrérie des Anglais Libres.

Spandrell envoie une lettre anonyme à la Confrérie, indiquant son adresse comme celle du meurtrier. Quand trois membres de ladite Confrérie se présentent à sa porte, il se laisse tirer dessus et se fait tuer, tandis qu’en fond sonore, un gramophone joue le troisième mouvement du quatuor à cordes nº 15 de Beethoven.

Denis Burlap est l’éditeur de Walter Bidlake, inspiré de John Middleton Murry (1889-1957). Dans ses écrits et en public, il se donne l’image d’un moraliste chrétien angoissé et rongé de culpabilité. Mais dans ses pensées et son comportement privé, il est en fait avare, calculateur et libidineux.

Il vit avec Beatrice Gilray (inspirée du peintre Dorothy Brett [1883-1977]), restée vierge jusqu’à 35 ans en raison de la répulsion consécutive à des attouchements subis étant encore très jeune. Leur relation reste longtemps platonique, mais à la fin du roman, après avoir engrangé quelques milliers de dollars pour un livre intitulé Saint François et la Psyché moderne, Burlap parvient à la séduire et à passer avec elle une nuit de plaisirs sensuels[2].

Un roman tentaculaire et sans pitié, comme le monde qu’il décrit…

PÉTRONE

Contrepoint par Aldous Huxley, ouvrage traduit de l’anglais par Jules Castier, préface d’André Maurois, Paris, Éditions Les Belles Lettres, collection « Domaine étranger » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, mai 2023 [1928, 1980], 632 pp. en noir et blanc au format 12,5 x 19 cm sous couverture brochée en couleurs, 16,90 € (prix France)


[1] Dictionnaire Larousse de la Musique.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Contrepoint_(roman)

Date de publication
jeudi 11 mai 2023
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