Auteur d’une œuvre aussi imposante que remarquable[1], Luc Dellisse (°1953, Bruxelles) est un écrivain belge de langue française. Romancier, essayiste, poète, dramaturge et scénariste de fictions audio-visuelles et de bande dessinée, il est membre depuis 2021 de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, au fauteuil n° 8, où il a succédé à l’écrivain et journaliste Jacques De Decker (1945-2020).
Il a enseigné le scénario de cinéma à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2005-2014) et à l’École supérieure de réalisation audiovisuelle (2001-2005), ainsi qu’à l’Université libre de Bruxelles (2005-2018). Il se consacre depuis lors à son activité d’écrivain et de conférencier.
Il publie aujourd’hui aux Impressions nouvelles à Bruxelles un brillant essai, Le temps de l’écrivain, dans lequel il se penche sur le fait littéraire en tant que production intellectuelle s’élaborant dans et contre le monde actuel, pour mieux le servir, finalement.
Car, alors que nous constatons pour notre part que l’enseignement part en vrille, que les langues se muent à travers la planète en gloubi-boulga aussi indigeste que le latin de cuisine, que la culture s’étiole sous des assauts populaciers incessants, que les arts s’avachissent, que la jeunesse a remplacé la lecture des livres par la consultation béate d’âneries en vogue sur le Net, que l’intelligence artificielle rend ses utilisateurs de plus en plus stupides, bref, que l’on prend de plus en plus systématiquement les vessies pour des lanternes, Luc Dellisse fait remarquer que « les librairies continuent de tourner, les livres papier refusent de céder la place aux livres numériques, les écrivains comptent suffisamment pour qu’on les combatte ou qu’on les emprisonne, que les clubs de lecture, les bibliothèques publiques et les études littéraires attirent un public plus nombreux que jamais, et surtout, que l’idée même de lecture, de rapport à des textes qu’on explore et qui vous happent, est perçue un peu partout comme une valeur incontournable ».
S’ensuivent de limpides considérations sur le fait d’écrire, « cette étrange coutume », sur la littérature et ses enjeux, ainsi que sur l’art de rédiger, son rapport au temps et ses liens avec la mémoire, sa réalité dans le quotidien de l’écrivain, l’état second dans lequel un auteur se trouve plongé, les intrigues qu’il nourrit, les rencontres qu’il provoque, les inimitiés qu’il suscite, l’état de grâce qu’il fait naître, sur la mort et l’oubli qu’il combat…
Le tout avec une indéniable pertinence et un regard technique acéré :
« La poésie surgit là où on ne l’attend pas : dans la vie. C’est sa nature d’affleurer partout, de son propre mouvement. La musique n’existe pas à l’état de nature, ni la peinture, ni les arts de l’écran, ni surtout le ro man. Mais la poésie nous guette au détour des choses, consentants ou non. Il n’est pas possible de faire un pas dans la rue, ou dans la forêt, ou dans la chambre aux persiennes mi-closes, ou le long d’une vitrine qui reflète le sourire timide du ciel ; il n’est pas permis d’entendre le frelon d’une tondeuse électrique, d’apercevoir les ondulations de la lumière sur l’eau de la piscine ; de reconnaître la vieille grille grinçante du cimetière ou du square, sans être foudroyé par la présence : elle est là. Elle, la poésie, c’est-à-dire le sens de la vie mêlé aux absurdes détails du quotidien. »
(…)
« Imaginons que quelqu’un, ouvrant pour la première fois Madame Bovary, s’attende à y trouver une histoire de jeune femme mal mariée, à l’esprit farci de lectures, s’ennuyant dans sa vie normande, proie rêvée pour les séducteurs, qui a deux amants successifs, également malencontreux, et en est si meurtrie qu’elle finit par se suicider ; ce lecteur sera, je l’espère, subtilement déçu, car cette histoire y est bien en effet, mais elle a peu d’importance objective.
La vraie dimension romanesque est tout entière dans le défilé du temps et dans le poids du destin, et les moyens que Flaubert met en œuvre pour l’exprimer tiennent à la distanciation du point de vue, à l’usage particulier et incongru de l’imparfait et du passé simple. Son arme secrète, c’est le rôle original qu’il donne aux adjectifs et aux adverbes. Tout le reste est du vent. »
(…)
« À certains moments de l’Histoire, et notre époque est à coup sûr un de ces moments, les citoyens ordinaires se sentent pris dans un mouvement ou un drame trop prégnant pour trouver dans la littérature le réconfort ou le sens qui leur manquait. Ils recourent à des religions matérialistes, y compris celles qui célèbrent un dieu unique désireux de récompenser ses zélateurs en leur promettant l’éternité du corps et les jouissances vulgaires qui l’accompagnent.
Au contraire, dans les hautes époques qui ont été portées par de grandes épopées (et ceci inclut l’Énéide, la Chanson de Roland, l’œuvre de Shakespeare, de Pascal, de Bossuet, les discours de Churchill, de Roosevelt et du général de Gaulle, les odes à la conquête de la lune et des planètes proches), la relation entre la littérature, orale ou écrite, l’Histoire et l’espérance, était immédiatement saisie par chacun. Et ceux qui ne lisaient pas de grandes œuvres étaient conscients des mille trésors qui les entouraient, et à défaut de lire, percevaient la clameur des œuvres dans les rayonnages de la vie.
Cet appel d’air de l’œuvre éternelle, éternellement absente et toujours à fleur de peau, est la musique même de la littérature. »
(…)
« Il est possible que la littérature ait des attaches avec l’avenir, qu’elle soit tirée vers lui dans un espoir d’accomplissement, de bonheur partagé. Vrai ou faux, c’est le moteur de toutes choses d’écriture. »
Après celui des cathédrales, voici donc venu le temps de l’écrivain…
PÉTRONE
Le temps de l’écrivain par Luc Dellisse, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, septembre 2025, 192 pp. en noir et blanc au format 14,5 x 21 cm sous couverture brochée en couleurs, 18 €
[1] Romans, récits, nouvelles : Le Speaker extravagant (1981), Serrures (1982), L’Ours en cage (1988), La Nuit d’en face (1989), Mirages (1991), Le Testament de Napoléon (1994), La Voyante aux yeux verts (1996), Le Royaume des ombres (1998), Cinéma total (1999), La Fuite de l’Éden (2004), Le Jugement dernier (2007), Le Testament belge (2008), Le Professeur de scénario (2009), Les Atlantides (2011), 2013 année-terminus (2012), L’Amour et puis rien (2017), Le Sas (2019), Cet éternel retour (2021), Une vie d’éclairs (2022), L’Instant du silence (2024), Ce que je sais sur Linda (2024), Bien fait pour moi (2025). Théâtre : La Passion des guillotines (1983), La Fortune d’Abel Duroc (1988), L’Ancien Régime (1991), La Douzième Nuit – Shakespeare (1992), La Fin de la route (1995), Mille Morts (1993), Ni bonjour ni bonsoir (1996), Légor [d’après Charles Plisnier] (1996), Les Armes blanches (2001), Perdu pour perdu (2002). Essais : Le Policier fantôme (1984, rééd. 2017), Le Mystère de la case vide, essai sur le récit en BD (1986), Le Feu central (2005), Films à petit budget : contrainte ou liberté ? (codir. 2007), L’Atelier du scénariste (2009, rééd. 2021), Qu’est-ce qu’une star aujourd’hui ? (codir. 2009), Le Tombeau d’une amitié. André Gide et Pierre Louÿs (2013), L’Invention du scénario (2006, rééd. 2014), Libre comme Robinson (2019), Un sang d’écrivain (2020), Le Monde visible. Les aventures du réel (2023). Poésie, textes brefs : Baptême du feu (1999), Guerre sur terre (2000), Gibier de nuit (2000), Signe des neiges (2001), Premier jour dans l’autre monde (2001), Ciel ouvert (2012), Sorties du temps (2015), Cases départ (2018), Le Cercle des îles (2020), Parler avec les dieux (2022), Mers intérieures. Carnet d’exil 2021 (2022), Tarmacs (2023). Scénarios de bandes dessinées : Fantômas – La Péniche bleue (1990). Fantômas – La Carte de l’Afrique (1991), Fantômas – L’Aventure égyptienne (1993), Voyage au centre de la Terre 1 (1993, rééd. 2006), Voyage au centre de la Terre 2 (1997, rééd. 2006), d’après Jules Verne, L’Étoile polaire – Le Milieu du ciel (1994), L’Étoile polaire – La Nuit comme un cheval arabe (1995), L’Étoile polaire – Les Faux Jumeaux (1996), Foudre – 1. L’Étincelle (1996), Foudre – 2. Clandestin (1996), Foudre – 3. Hong Kong Machine (1997), Foudre – 4. Le Dernier Nobel (1998), Foudre – 5. Les Jardins de Magellan (1998), Waldeck – Le Jaguar éternel (1998), Waldeck – L’Idole aux yeux vides (2000),