Résistances…

Alphonse Boudard (Paris, 1925 – Nice, 2000) fut apprenti dans une fonderie typographique en 1941 avant de s’engager dans la Résistance (il fut maquisard dans le centre de la France en 1943, participa à la libération de Paris en 1944 au sein d’un groupe FFI avant de combattre dans les colonnes FTP – communistes – du colonel Fabien puis de rallier les commandos de France de la 1re armée du maréchal de Lattre avec lesquels il participa à la bataille d’Alsace durant laquelle lui fut décernée la médaille militaire).

De 1944 à 1962, il fit plusieurs séjours en prison pour des cambriolages et dans des sanatoriums pour soigner sa tuberculose. Sous le nom de Laurent Savani, il a écrit un roman érotique, Les Grandes Ardeurs, publié en 1958, qui lui valut un supplément de prison [1]. Autodidacte, c’est cette année-là qu’il commença son œuvre littéraire publiée par la suite (La métamorphose des cloportes, 1962, La cerise, 1963, Bleubite, 1966, L’argot sans peine ou la méthode à Mimile, 1970, avec Luc Étienne, Cinoche, 1974, Le corbillard de Jules, 1979, Le banquet des léopards, 1980, Le café du pauvre, 1983, La fermeture, 1986, Prix Rabelais, L’éducation d’Alphonse, 1987, Saint-Fredo, 1993, Mourir d’enfance, 1995, Grand prix du roman de l’Académie française, Madame de… Saint Sulpice (1996), L’Étrange Monsieur Joseph (1998), Chère visiteuse, 1999, Les trois mamans du petit Jésus, 2000, Prix Georges-Simenon – Prix Georges-Brassens).

Son œuvre est l’une des plus importantes de la littérature française d’après-guerre. Il fait partie de cette famille d’écrivains où l’on rencontre René Fallet (1927-1983), Albert Simonin (1905-1980) ou encore Antoine Blondin (1922-1991) [2].

Chacun de ses ouvrages prend place au sein d’un vaste ensemble de biographie romanesque : Les Chroniques de mauvaise compagnie, dans lesquelles il use de l’argot et du langage de la rue, à l’instar d’Albert Paraz (1899-1957) et de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

Les Éditions de la Table Ronde à Paris ont réédité récemment deux de ces « chroniques », L’hôpital – Une hostobiographie (1972) et Les combattants du petit bonheur (1977, prix Renaudot [3]).

Dans L’hôpital, Alphonse Boudard fait le récit haut en couleur de son internement médical, à partir du 15 août 1952, pour soigner la tuberculose qu’il avait contractée en prison durant l’hiver précédent.

Extraits :

« L’hosto, quand on y a séjourné longtemps et qu’on a failli y clamser, on y reste toujours un peu. Il vous fascine, vous obsède… on se dit qu’on y reviendra un jour ou l’autre. Il est l’image de notre mort… J’en ai tant vu des mecs dévisser là-dedans… jeunes, vieux, ivrognes ou sobres, j’arrive plus à oublier. Je voudrais, je m’efforce, et puis ça m’alpague au tournant d’une rue. J’aperçois le portail, une grille… ça me file les jetons. Comme la taule, tous les lieux de vacherie… »

Portrait d’une infirmière en chef :

« J’ose pas renauder qu’on me change de place, la trois galons rien que sa gueule, sa voix flûtée aigre dans le lointain, ça me coupe l’envie de lui présenter mes doléances. C’est un grand cheval à lunettes, aux traits durs… la petite pointe féroce dans l’œil derrière ses verres convexes. Elle passe toujours voir si les urinaux, placés réglementairement sur une petite tablette au-dessus des lits, ont tous le bec tourné dans le même sens. Elle supporte pas l’urinal tourné vers la porte, sa marotte… Elle te rabroue sec l’oublieux, l’indiscipliné, l’anarchiste qui fait fi de sa consigne stricte… “Votre urinal, monsieur 3 !” On entend ça du bout de la salle, tous on gaffe, on rectifie… même les Kabyles, les Bédouins tout frais de leur Atlas entravent la menace. Certain qu’elle s’occupe d’autre chose dans la journée, qu’elle drive son service, qu’elle est surchargée de boulot comme tout le reste du personnel, seulement sa manie du pistolet braqué à droite, on ne comprend plus que ça… que c’est l’obsession… l’idée fixe ! Elle passe en courant, douze pognes fissa sortent des couvrantes vérifier le sens du bec… le mourant tremblant qui renverse sa pisse. “Mme Urinal”, son surblaze. Je tiens pas à m’heurter, je me lève, je vais aux gogues pour le moindre pipi J’y touche plus à mon pistoulache, c’est devenu un vase. Il est fixé une fois pour toutes, retenu par des bouts de sparadrap sur l’étagère. De ces lubies qu’il faut se farcir un peu partout, dans l’existence dès qu’on est à la merci d’un chef, d’un patron, pour se soigner, survivre, gagner son bœuf ! Mme Urinal, à bien réfléchir, après moult expériences, j’ai rencontré, je rencontre toujours de ses semblables et même dans des professions où on n’imaginerait pas. Au cinoche, au théâtre, de ces metteurs en scène pontifiants qui vous tourmentent le scénariste, l’auteur, peu de chose près d’urinal le bec tourné vers la droite…

Dans Les combattants du petit bonheur, il raconte sa jeunesse dans le 13arrondissement de Paris, aux alentours de la place d’Italie, pendant la Seconde Guerre mondiale. Après avoir tenté de quitter Paris à vélo en juin 1940, il doit faire demi-tour au niveau d’Orléans et rejoindre la capitale. L’hiver 1940 est rude : le froid, les privations alimentaires ont raison des plus faibles. Parmi les mauvais garçons qu’il fréquente, certains rejoignent le camp du maréchal Pétain. Les rivalités entre bandes font qu’il s’engage du côté des futurs vainqueurs. Employé dans une imprimerie située à Glacière, il est recruté par un réseau de la résistance et part rejoindre un maquis en Sologne au printemps 1944. Il y découvre une organisation boy-scout inefficace. Après le massacre de la section qu’il devait rejoindre, il décide de rentrer sur Paris. Il participe alors à la libération de Paris en étant présent près de la place Saint-Michel [4].

Extraits :

« Tout a commencé dans la rue, le meilleur et le pire. Le pire plus souvent. Sans la rue, les petits potes traîne-lattes, certain que je me serais pas fourvoyé guerrier de l’ombre. J’aurais eu personne à épater. On est entré dans la guerre, la vraie avec des armes à feu, pour continuer nos jeux de la rue… nos bagarres de quartier. Pas plus d’idéal là-dedans que d’orangers à Courbevoie. »

S’agissant d’un résistant alsacien durant les journées de combats pour la libération de Paris en 1944 :

« Tout à coup il y a comme une rumeur dans la file d’attente devant la boulangerie d’abord sourde, puis ça s’amplifie… ça tourne gueulante. “Salaud ! Collabo ! Traître !”… Après qui en ont-elles comme ça, les queutardes ? Elles entourent, on dirait… oui, c’est lui le Colosse blond, l’interprète de la cave et de la fontaine… l’homme à la mitrailleuse Hotchkiss. Il fait de grands gestes… se débat. Une grande échevelée lui braille sous le nez… “Parfaitement de la L.V.F ! On t’a vu en uniforme allemand, ordure !” La voix du grand blond est couverte par les cris. Elles s’y mettent toutes… elles le glaviotent. Il en rapplique d’autres de femmes et puis des hommes… des F.F.I… les deux qui gardent sa mitrailleuse. Ils le connaissent, le Colosse, c’est leur mitrailleur, leur chef. Ça discute, dispute ferme autour.

J’en oublie ma mignonne à jupe plissée. Je sors de mon fortin. Il est malmené, le balaise… beau se débattre… elles sont maintenant douze quinze harpies à le tirer par les fringues… déjà le frapper ! Ses deux hommes ont bien de la peine à le dégager un peu. Je l’entends crier “Je suis alsacien !” … les deux F.F.I. essaient de l’entraîner… d’autres accourent… des brassardés. Ça va tourner pugilat… “Je suis prête à témoigner !” braille l’échevelée. Maintenant ça hurle dans la queue… “Arrêtez-le ! Arrêtez-le !” Un nouvel F.F.I. s’approche… il tient celui-là un pistolet à la main… un P 38, ça paraît. Il ordonne à l’interprète de lever les bras. Celui-ci s’exécute et ça redouble le tollé des mémères… elles s ‘égosillent, vocifèrent… “Gestapo ! L.V.F ! Milicien !” Il est traité de tout à la fois… elles font pas le détail. “C’est une erreur, je vous assure !” Il proteste, le grand… “Avance, lui ordonne le F.F.I. au P 38… tu t’expliqueras tout à l’heure !” Voilà, ils s’engagent sur la chaussée et maintenant tout va se dérouler très vite… à la façon d’un film qui s’accélère, on dirait. Ça se met alors à hurler “À mort ! À mort le traître !”. Toutes les femmes de la queue et puis aussi les gens qui passent, ceux qui sortent des immeubles… Ils braillent “À mort ! Tuez-le ! Tire donc !” sans trop savoir… ils sont poussés par une force irrésistible. Que se passe-t-il alors dans la tête du F.F.I. au P 38 ? Il se laisse littéral porter par les hurlements à la mort. Il est peut-être pris dans une sorte de tourbillon… les cris… son flingue… l’ambiance ? Une demi- seconde… il est juste derrière l’interprète… il lève son flingue ! Un claquement sec, il a appuyé, ce con ! sur la détente… Je m’étais rapproché… je suis très près de lui au moment où il tire… La balle dans la nuque, je peux voir ce que ça fait exactement… Un jet de sang qui asperge l’exécuteur s’il ne se méfie pas. Le Colosse blond est tombé d’un seul coup, la tête en avant… abattu, le mot adéquat… et toujours le sang qui sort en geyser de sa nuque ! Les cris alors ont cessé immédiat… Une sorte de han !… qui sort des gorges… Les gens hurlaient tous, mais ne s’attendaient pas à la réalisation sur-le-champ de leur désir ! Ils se reculent, effarés… Le flingueur reste avec son calibre pendu à bout de bras, l’air idiot. Il ne pige pas très bien qu’il vient de commettre l’irréparable… Un de ses copains bondit, le secoue. “T’es dingue, Robert ? Mais qu’est-ce qui t’a pris ?” Des flicards arrivent enfin… fendent la foule. On désarme le F.F.I. tueur. C’est un petit homme… la trentaine… visage quelconque, maigre sous un casque de la Défense passive. Il se met à trembler, il remue les lèvres pour dire quelque chose, mais ça ne veut pas sortir… il est comme en panne de son. »

Du non politiquement correct…

PÉTRONE

L’hôpital – Une hostobiographie par Alphonse Boudard, Paris, Éditions de la Table Ronde, collection « La petite vermillon », février 2020, 365 pp. en noir et blanc au format 11 x 18 cm sous couverture brochée en couleurs, 8,90 € (prix France)

Les combattants du petit bonheur par Alphonse Boudard, Paris, Éditions de la Table Ronde, collection « La petite vermillon », février 2020, 424 pp. en noir et blanc au format 11 x 18 cm sous couverture brochée en couleurs, 8,90 € (prix France)


[1] Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphonse_Boudard

[2] Ibidem.

[3] La première version du texte, écrite en prison et longue de 800 pages, avait retenu l’attention du grand écrivain belge Robert Poulet (notamment, mais pas seulement, en raison « de la fraternité des taulards », nous avoua-t-il un jour) et de Michel Tournier, alors lecteurs chez Plon.

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Combattants_du_petit_bonheur

Date de publication
samedi 4 avril 2020
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