Règlements de comptes entre historiens…

Dirigé par Serge Berstein et Michel Winock, l’ouvrage collectif [1] intitulé Fascisme français constitue une réplique aux travaux de l’historien israélien Zeev Sternhell (1935-2020) qui voyait en France le berceau du fascisme au XIXe et au début du XXe siècle [2].

Pour faire simple, disons que dans La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme (1978) et dans Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France (1983), Sternhell voyait les fondements du fascisme – notion qu’il ne décrit pas suffisamment clairement – exclusivement en France dans une sorte de syncrétisme des idées réactionnaires qui agitaient l’Hexagone du XIXsiècle et des thèses du syndicalisme révolutionnaire tel que défendu par le philosophe et sociologue Georges Sorel (1847-1922) et ses épigones du Cercle Proudhon (1911-1914), parmi lesquels le penseur socialiste Édouard Berth (1875-1939) et Georges Valois (1878-1945), fondateur du Faisceau (1925-1928), premier mouvement fasciste non italien.

De son côté, dans L’Idéologie Française (1981) Bernard-Henri Lévy considérait que c’est au Cercle Proudhon que s’est élaborée l’idéologie du national-socialisme.

Soulignons au passage que l’historien Henri Guillemin (1903-1992) s’était déjà penché en 1974 sur la question dans Nationalistes et nationaux (1870-1940), avec le regard incisif et polémique qui faisait tout son talent.

Véritable pavé dans la mare, la publication de Ni droite ni gauche, qui connut un grand succès auprès du public, sema la consternation parmi nombre d’historiens marxistes [3] et « résistantialistes » quelque peu manichéens qui tenaient alors le haut du pavé universitaire et pour qui les collaborateurs de l’occupant nazi issus de la gauche et de l’extrême gauche se limitaient à être des renégats et/ou des opportunistes [4].

S’ensuivirent de virulentes polémiques, souvent politiciennes – mais pas uniquement –, en provenance de l’establishment intellectuel français en général, et de Sciences-Po en particulier, concrétisées pour ces dernières dans Fascisme français que nous recensons ici.

Devant la levée de boucliers, au lieu de dialoguer, Sternhell réagit mal, s’enfermant dans ses certitudes, se convainquant que les attaques lui donnaient en fait raison et distribuant les mauvais points à ses collègues, une attitude désagréable, mais en terminant avec un certain panache par la publication sous sa direction de L’Histoire refoulée : La Rocque, les Croix-de-Feu et la question du fascisme français(2019) [5], un essai où il persiste et signe, y compris dans certaines de ses erreurs.

Fascisme français [6] s’en prend donc systématiquement, plus ou moins à juste titre, mais avec une virulence ad hominem de mauvais aloi, aux travaux de Sternhell et à leur méthodologie qui sont instruits à charge pour en démontrer l’inanité absolue, chose éminemment regrettable en soi – et assez fausse, bien entendu.

Par exemple, s’il est rendu justice au colonel François de La Rocque qui n’était pas antisémite et fut légaliste par de nombreux aspects avant d’être déporté en Bohème par les nazis en 1944, il n’en demeure pas moins que le Parti social français qu’il dirigea de 1936 à 1940 menait des campagnes politiques d’une rare violence, au point que le gouvernement de Léon Blum menaça de l’interdire. Cette violence et l’objectif qu’elle disait vouloir atteindre sont, nous semble-t-il, constitutives d’une forme avérée de fascisme.

Quant à la déportation du colonel de La Rocque, elle ne l’exonère pas forcément ni intrinsèquement d’avoir été, à un moment, un leader fasciste parmi d’autres.

En Belgique, l’avocat Paul Hoornaert (1888-1944), leader fasciste incontestable et incontesté de la Légion nationale créée en 1922 et qu’il dirigea à partir de 1927, souvent comparé à Georges Valois, fut un résistant armé de la première heure avant d’être déporté et de mourir au camp de Sonnenburg.

Il résulte néanmoins de cet ouvrage trop partisan des avancées certaines, notamment une définition plus précise de la notion de fascisme proposée dans sa contribution [7] par l’historien italien Emilio Gentile, et un « épluchage » plus en profondeur des archives consultées par Zeev Sternhel, menant, selon nous, à nuancer parfois grandement les propos de ce dernier.

Mais pas forcément toutes ses intuitions.

Car, comme l’assurait Lénine, « les faits sont têtus »…

PÉTRONE

Fascisme français, ouvrage collectif sous la direction de Serge Berstein et Michel Winock, préface de Jean-Noël Jeanneney, Paris, Éditions Perrin, collection « Tempus », juin 2020, 426 pp. en noir et blanc au format 11 x 17,8 cm sous couverture brochée en couleurs, 10 € (prix France)

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

Michel Winock

Introduction

Jean-Noël Jeanneney

PREMIÈRE PARTIE

Une bien étrange approche de l’histoire

Serge Berstein

– Les apports de la biographie de Zeev Stemhell

– Débusquer le fascisme dans l’histoire des idées

– Une méthode a-historique

– Ne pas tenir compte des faits

– Comment modeler le réel sur l’Idéal- type

Les limites de l’idéalisme historique

Michel Winock

Le cas Barrès et la dialectique de la modernité

Alain-Gérard Slama

Sur un fascisme imaginaire : à propos d’un livre de Zeev Sternhell

Jacques Julliard

Antisémitisme, boulangisme et nationalisme fin de siècle : l’impasse Zeev Sternhell

Steven Englund

– Sur le boulangisme

– Sur l’antisémitisme

– Sur la comparaison austro-allemande

– Sur la méthode

Croix-de-Feu et PSF : les variations de Zeev Sternhell

Jean-Paul Thomas

– Un concert accusatoire sous influence

– « Pas de doute »… ni de question ?

– « Sur le terrain, à la base, là où l’on peut voir comment les choses fonctionnent réellement »

– Entre crescendo et sfumato

– Le PSF « sur le terrain » : une droite atypique recentrée…

– Faut-il être candidat pour être républicain ?

Un catholicisme antifasciste

Paul Thibaud

Qu’est-ce que le fascisme ?

Emilio Gentile

La controverse au miroir du fascisme italien : action, violence, antisémitisme

Marie-Anne Matard-Bonucci

– L’action et la violence à la base de la doctrine

– Le fascisme au prisme du concept de totalitarisme

– L’antisémitisme, point de convergence ou point aveugle de la controverse ?

Nazisme et fascisme. Réflexions sur la place de l’idéologie dans l’avènement et les structures du régime

Rainer Hudemann

– Idéologie : cheminements d’une réflexion scientifique

– Cheminements en étapes d’une recherche complexe

– Une idéologie qui s’impose ?

– L’avènement du nazisme

– Les structures du régime

Vichy, un régime fasciste ?

Jean-Pierre Azéma

Un curieux acharnement

Michel Winock

Conclusion

DEUXIÈME PARTIE

(Cette deuxième partie a été ajoutée à l’édition princeps)

La Rocque, les Croix-de-Feu et le fascisme français. L’imposture Sternhell

Serge Berstein

La Rocque deux fois « fascisé »

Simon Epstein

– Une première fois sur fond tragique

– Les années passent

– Une seconde fois en mode comique

Un soufflé qui retombe

Gilles Perrault

Le régime de Vichy : un bien étrange totalitarisme

Bernard Bruneteau

La Rocque, l’antisémitisme et le statut des juifs de Vichy

Laurent Joly

– Fascisme et antisémitisme

– La Rocque et la « question juive » dans les années 1930

– La politique antijuive de Vichy en 1940

– La Rocque face au « statut des juifs » (Le Petit Journal, 5 octobre 1940)

Le colonel de La Rocque, agent de l’Intelligence Service

Robert Belot

– Un agent secret de l’Angleterre ?

– La preuve par le chef du réseau Alibi

– Les vraies raisons de la non-homologation du « réseau Klan »

– Le mystère de son arrestation

Des anti-Lumières au fascisme : Zeev Sternhell ou l’histoire des idées au service de fantasmes

Pierre-André Taguieff

– L’historien des idées politiques tenu en laisse par l’intellectuel de combat

– L’incarnation du Mal en politique

– Une « quatrième droite » insaisissable

– Le salut dans un « marxisme modernisé

– Un irrépressible besoin d’ennemis

– Un néo-antifascisme aveugle et incantatoire

Témoignage de M. le Grand Rabbin Haïm Korsia sur les rapports entre le Grand Rabbin Kaplan et le colonel La Rocque

ANNEXE

Comment on écrit l’histoire

Index

Les auteurs


[1] Avec des contributions de Jean-Pierre Azéma, Robert Belot, Serge Berstein, Bernard Bruneteau, Steven Englund, Simon Epstein, Emilio Gentile, Rainer Hudemann, Jean-Noël Jeanneney, Laurent Joly, Jacques Julliard, Haïm Korsia, Marie-Anne Matard-Bonucci, Gilles Perrault, Alain-Gérard Slama, Pierre-André Taguieff,  Jean-Paul Thomas, Paul Thibaud et Michel Winock, qui a été l’éditeur de Sternhell avant de rompre avec lui.

[2] En particulier dans Maurice Barrès et le nationalisme français (1972), La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme (1978) et surtout dans Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France (1983).

[3] Il nous revient en mémoire les affirmations péremptoires d’un professeur de l’Université libre de Bruxelles assenant à l’époque que « le fascisme n’était que le bras armé du capitalisme »…

[4] Il est vrai que les publications historiques sérieuses étaient alors peu nombreuses sur Jacques Doriot, Marcel Déat, Paul Marion, Adrien Marquet, Georges Barthélémy, Henri De Man, Paul Colin, le groupe des écrivains prolétariens et bien d’autres de ces « traîtres de gauche plus ou moins marxistes »…

[5] Outrancièrement qualifié « d’imposture » par Serge Berstein…

[6] Édition princeps en 2014 aux Éditions du CNRS, réédition en 2020, avec des contributions supplémentaires, chez Perrin dans la collection « Tempus ».

[7] « Qu’est-ce que le fascisme ? » (Titre original : Fascismo. Storia e interpretazione, 2002, ajouté dans la version « Tempus »)

Date de publication
dimanche 30 août 2020
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