Grandes traductions de grands auteurs…

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Jacques Gaillard (°1948) est maître de conférences honoraire à l’Université Marc Bloch de Strasbourg tandis que René Martin (°1932), agrégé de lettres classiques et docteur ès lettres, est professeur émérite de langue et littératures latines à l’Université de Paris III Sorbonne nouvelle.

En 2005, ils avaient fait paraître chez Gallimard, dans la collection « Folio classique », une Anthologie de la littérature latine d’une belle originalité (elle mettait l’accent sur le côté littéraire des textes repris, plutôt que sur leur aspect historique, et proposait au lecteur de s’adonner au plaisir de la lecture) et qui ressort une nouvelle fois en 2020.

De Plaute (IIe siècle avant J.-C.) à Apulée (IIe siècle après J.-C.), en passant par Térence, Cicéron, César, Lucrèce, Catulle, Salluste, Virgile, Horace, Tibulle, Properce, Tite-Live, Ovide, Phèdre, Quinte-Curce, Sénèque, Lucain, Pline l’Ancien, Valerius Flaccus, Stace, Silius Italicus, Martial, Tacite, Pline le Jeune, Pétrone, Suétone et Juvénal, c’est une superbe moisson de pages d’éloquence et de sagesse, « mais on y rencontre aussi la force, le charme et la beauté, la puissance de l’imaginaire épique, la grâce des chansons d’amour et la fantaisie des épigrammes ou du roman », écrivent nos anthologistes fins lettrés.

Avec une infinie justesse…

Et nous ne résistons pas au plaisir de reproduire ici leur remarquable traduction d’un des extraits les plus célèbres du Satyricon [1] de Pétrone (Ier siècle après J.-C.) :

LA VEUVE ET LE SOLDAT

De tous les épisodes du Satyricon, celui qui a connu la plus grande fortune littéraire est sans aucun doute la « Matrone d’Éphèse » (traduction traditionnelle, mais incorrecte, le mot latin matrona désignant en fait une « bourgeoise mariée »). Racontée par un des personnages du roman, le poète Eumolpe, cette « nouvelle » passablement scabreuse devait faire en effet l’objet, du Moyen Âge à nos jours, d’un grand nombre de réécritures et adaptations (le plus souvent scéniques) dans toutes les langues européennes, au nombre des­ quelles on signalera seulement le conte de La Fontaine portant le même titre, et la pièce de Jean Cocteau intitulée L’École des veuves, écrite tout spécialement pour la comédienne Arletty.

Il y avait à Éphèse une dame, dont la vertu était si renommée que toutes les femmes du pays et même des pays voisins accouraient pour la contempler.

Son mari étant décédé, elle ne se contenta point, comme font les autres veuves, de suivre le convoi funèbre les cheveux dénoués et de frapper en public sa poitrine dénudée, mais alla jusqu’à accompagner le défunt dans la tombe, et se mit en devoir de veiller, tout en pleurant à longueur de jours et de nuits, le corps qu’on avait déposé, selon la coutume grecque, dans un caveau. Ni ses parents ni ses proches ne parvinrent à la détourner de son affliction et de sa résolution de se laisser mourir de faim, et après une ultime tentative les magistrats eux­ mêmes durent y renoncer.

Pleurée par tous, cette femme unique en son genre avait déjà passé quatre jours sans s’alimenter, avec pour seule compagne une servante fidèle entre toutes, qui l’assistait de ses propres larmes et renouvelait l’huile de la lampe placée dans le tombeau, à chaque fois qu’elle venait à manquer.

Dans toute la cité c’était l’unique sujet de conversation, et les gens de toutes conditions avouaient que jamais on n’avait vu briller le feu d’une vertu et d’un amour aussi exemplaires.

C’est alors que le gouverneur de la province ordonna de crucifier des brigands, non loin de l’édicule à l’intérieur duquel la veuve pleurait le cadavre encore frais. La nuit suivante, le soldat qui montait la garde auprès des croix, afin que personne ne vînt enlever un corps pour lui donner une sépulture, constata qu’une lumière assez vive brillait au milieu des tombeaux, et entendit des pleurs et des gémissements ; poussé par la curiosité inhérente à la nature humaine, il eut envie de savoir qui était là et ce qui s’y passait.

Il descendit donc dans la tombe et, en y apercevant une femme d’une grande beauté, il fut d’abord pétrifié, comme s’il avait vu un fantôme ou une apparition infernale. Mais, dès qu’il eut distingué le gisant et remarqué les larmes de la femme et son visage déchiré à coups d’ongles, il comprit ce dont il s’agissait : il était en présence d’une veuve incapable de supporter la perte de son mari. Il apporta alors sa gamelle dans le tombeau, et se mit en devoir d’exhorter l’affligée à ne pas s’obstiner dans un chagrin qui ne rimait à rien, en lui faisant valoir qu’il était bien inutile de gémir à s’en déchirer les poumons, que tout le monde avait un jour la même fin et la même demeure, et autres lieux communs propres à guérir les cœurs blessés. Mais la veuve, sourde à ce discours consolateur, se frappa la poitrine de plus belle, et s’arracha des cheveux pour les déposer sur le cadavre.

Pourtant le soldat, loin de battre en retraite, essaya alors de convaincre la pauvre femme de s’alimenter, jusqu’au moment où la servante, sans doute ébranlée par l’odeur du vin, tendit la première une main vaincue vers ce que proposait obligeamment le militaire ; après quoi, revigorée par la nourriture et la boisson, elle donna à son tour l’assaut à l’entêtement de sa maîtresse, en lui disant : « À quoi servira-t-il que vous vous laissiez mourir de faim, que vous vous enterriez vivante, et que vous rendiez une âme innocente avant que les destins ne la réclament ?

Pensez-vous émouvoir ou la cendre ou les Mânes [2] ?

Voulez-vous bien revivre ! Voulez-vous bien renoncer à une sottise toute féminine, et jouir de la lumière aussi longtemps que vous le pourrez ! Ce cadavre lui-même doit vous exhorter à la vie. »

Personne n’éprouve de déplaisir à s’entendre ordonner de se nourrir et de vivre aussi la dame, épuisée par ces quelques jours passés sans manger, accepta-t-elle de renoncer à son entêtement et se gava de nourri­ ure non moins avidement que la servante, qui s’était rendue la première. Mais vous n’ignorez pas quelle sorte de désir vient habituellement aux humains lorsqu’ils ont bien mangé ! Le soldat s’attaqua à sa vertu avec la même force de séduction que pour la convaincre de vivre. La chaste jeune femme, au demeurant, ne le trouvait dépourvu ni d’attrait ni d’éloquence, et la servante s’en faisait l’avocate en répétant :

Allez-vous donc combattre un amour qui vous plaît [3] ?

Pourquoi vous faire languir davantage ? La partie de son corps à laquelle vous pensez ne persévéra pas non plus dans l’abstinence, et le soldat rem porta la victoire sur toute la ligne. Ils couchèrent donc ensemble non seulement la nuit qui fut pour eux de noces, mais le lendemain et le surlendemain, non sans avoir, bien entendu, fermé la porte du tombeau, de sorte que quiconque, connu ou inconnu, se serait approché de l’édifice aurait pensé que la très vertueuse épouse avait expiré sur le corps de son mari.

Le soldat, au demeurant, charmé tant par la beauté de la dame que par le secret de leur union, faisait le marché et rapportait dans le tombeau, dès la tombée de la nuit, toutes les friandises qu’il avait les moyens d’acheter.

Seulement voilà : les parents d’un des crucifiés s’aperçurent que personne ne montait plus la garde, décrochèrent le corps durant la nuit et lui rendirent les honneurs funèbres. Le lendemain, lorsque le soldat, ainsi dupé du fait de son abandon de poste, constata qu’il y avait une croix sans cadavre, la punition qui l’attendait le terrifia ; il révéla à la femme ce qui s’était passé et lui déclara qu’il n’attendrait pas le jugement du tribunal, mais se punirait de sa négligence en se perçant de sa propre épée ; il lui demandait seulement de lui fournir l’emplacement de son suicide et de réunir dans le même tombeau son amant et son mari.

La femme, non moins compatissante que vertueuse, lui dit alors : « Aux dieux ne plaise que je voie coup sur coup les funérailles des deux hommes que j’ai le plus chéris ! J’aime mieux mettre le mort en croix que le vivant à mort. » Et, joignant l’acte à la parole, elle ordonna que le corps de son mari fût extrait du cercueil et cloué sur la croix inoccupée.

Le soldat suivit l’avis de cette femme ingénieuse, et le lendemain tout le monde se demandait comment le mort avait bien pu s’y prendre pour aller se mettre en croix.

Satyricon, 111-112

PÉTRONE

Anthologie de la littérature latine, traduction et édition de Jacques Gaillard et René Martin, Paris, Éditions Gallimard, collection « Folio classiques », octobre 2020 [2005], 575 pp. en noir et blanc au format 10,8 x 17,8 cm sous couverture brochée en couleurs, 8,50 € (prix France)


[1] Aussi orthographié « Satiricon ».

[2] Citation de Virgile, Énéide, IV, 34.

[3] Ibid., IV, 38.

Date de publication
mercredi 23 décembre 2020
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