Un suicide littéraire…

Trois auteurs belges, Daniel Charneux, Claude Duray et Léon Fourmanoit, publient chez M.E.O. à Bruxelles un essai très documenté intitulé Pierre Hubermont, écrivain prolétarien – De l’ascension à la chute.

Ils s’y penchent sur le cas très complexe de Joseph Jumeau, alias Pierre Hubermont, né à Wihéries en 1903 et mort à Jette en 1989, qui fut un écrivain et journaliste belge ainsi qu’un militant wallon, situé l’extrême gauche de l’échiquier politique et finalement condamné à la détention perpétuelle par le Conseil de guerre de Liège en novembre 1945 pour collaboration avec l’occupant nazi, peine ramenée ensuite à 16 années de prison – son avocat avait plaidé la folie héréditaire (la mère de Joseph Jumeau avait été longuement internée en hôpital psychiatrique)[1] – avant sa libération à la fin de l’année 1950, quand il fut placé pendant quelques mois en résidence surveillée à Sart-Dames-Avelines où il se fit éleveur de volaille[2].

Né dans une famille pauvre d’ouvriers mineurs militants socialistes du Borinage[3], Joseph Jumeau fut inscrit à l’école moyenne de Quiévrain jusqu’en 1918, puis il suivit des cours du soir de sténodactylographie à l’École industrielle de la même ville, ce qui lui permit d’intégrer la rédaction de L’Avenir du Borinage à Mons en 1920, puis du Peuple à Bruxelles en 1928, deux quotidiens du Parti ouvrier belge.

Sur le plan littéraire, Pierre Hubermont, marqué par la pensée d’Henri Barbusse (1873-1935) et de Georges Sorel (1847-1922), fréquenta l’avocat montois d’extrême gauche Charles Plisnier (1896-1952) et les écrivains prolétariens belges Constant Malva (1903-1969), Francis André (1897-1976), Albert Ayguesparse (1900-1996) et Augustin Habaru, un journaliste communiste (1898-1944, fusillé par les Allemands), rédacteur au Drapeau rouge.

Ils fondent ensemble, bientôt rejoints par l’écrivain et traducteur polonais Benjamin Goriély (1898-1986)[4], la revue Tentatives (1928-1929) dans laquelle ils publient le Manifeste de l’équipe belge des écrivains prolétariens de langue française, puis, avec Albert Ayguesparse, Prospections (1929-1931) et Esprit du temps (1933).

Après la publication à Paris de Synthèse poétique d’un rêve (1923) et, en feuilleton dans L’Humanité du roman La Terre assassinée (1928), la carrière littéraire de Pierre Hubermont prend son essor dans la capitale française avec la publication, en 1930 à la librairie Valois, de Treize hommes dans la mine, un roman prolétarien de belle envergure, maintes fois traduit et dont l’écho se fit entendre jusqu’aux États-Unis.

Suivirent de bons romans : Hardi ! Montarchain (1932), une sorte de Chaminadour[5] avant l’heure qui valut un procès à son auteur, des habitants du village moqué s’étant reconnus, Marie des Pauvres (1934), L’Arbre creux (1938), et un témoignage, J’étais à Katyn, témoignage oculaire (1943)[6].

Cela n’empêchait pas Joseph Jumeau d’être un homme constamment frustré – il avait été notamment « viré » du Peuple –, opportuniste et pusillanime tout en se croyant appelé à un grand destin.

En 1937, Pierre Hubermont signe le « Manifeste du Groupe du Lundi »[7], un texte qui réduit une partie de la littérature belge au statut de production régionaliste, tout en revendiquant la qualité de littérature authentiquement française des écrits des meilleurs auteurs de notre pays.

En octobre 1940, Hubermont rallie, pour y tenir la chronique sociale, la rédaction du Nouveau Journal dirigée par Robert Poulet (1893-1989)[8], un quotidien fondé à l’instigation du comte Robert Capelle (1889-1974), secrétaire du roi Léopold III, pour faire pièce au Drapeau rouge communiste et au Pays Réel rexiste autorisés de parution par l’occupant allemand.

La dérive commence alors.

À partir de 1941, flatté par des dignitaires nazis, Hubermont publie dans Le Nouveau Journal une série de « Lettres à un jeune ouvrier » qui se montrent de plus en plus favorables aux idées nazies et à leur « Ordre nouveau », avant de prendre la direction de la Communauté culturelle wallonne (C.C.W.) en octobre 1941 et de son organe de presse La Légia en novembre 1941.

Devenu wallingant, antimaçonnique et antisémite, Hubermont y soutient la thèse rexiste de la « germanité des Wallons » (!) et d’un rapprochement de plus en plus fort avec le Reich[9].

On connaît la suite.

Pierre Hubermont ne publia plus de livres, mais il en rédigea plusieurs[10], dont une remarquable enquête sur les liens probables noués durant la guerre civile espagnole par l’Espagnol Ramon Mercader[11] avec le Belge Jacques Mornard dont il avait pris le nom.

Un beau gâchis littéraire…

Du fait d’un homme méprisable.

PÉTRONE

Pierre Hubermont, écrivain prolétarien – De l’ascension à la chute par Daniel Charneux, Claude Duray et Léon Fourmanoit, Bruxelles, Éditions M.E.O., mai 2021, 232 pp. en noir et blanc au format 15 x 21 cm sous couverture brochée en couleurs, 18 €


[1] Témoignage de Pierre Hubermont à Bernard Delcord (1985).

[2] Idem.

[3] Son père, François-Nicolas Jumeau, fut élu bourgmestre de Wihéries en 1921.

[4] Père du sociologue et politologue belge Georges Goriély (1921-1998).

[5] Chaminadour (1934) est un roman acide de Marcel Jouhandeau.

[6] Hubermont, à l’invitation des Allemands, assista à l’ouverture des fosses de Katyn. Dans son témoignage, il explique pourquoi les auteurs de ce massacre d’officiers polonais étaient les Soviets, ce qui lui valut une volée de bois vert, mais l’Histoire lui donna raison.

[7] Le Groupe du Lundi était animé par Franz Hellens et Robert Poulet.

[8] Le patron officiel du journal, Paul Colin, ancien directeur de la revue Europe publiée par les Éditions Rieder à Paris, était un homme de paille.

[9] Au point que La Légia publiait des publicités en langue allemande…

[10] Certains de ces tapuscrits sont en notre possession, à nous remis par Hubermont dans le cadre d’un travail de recherche universitaire à paraître. Il nous avait fait promettre de n’en rien faire savoir avant sa publication, mais les auteurs de Pierre Hubermont, écrivain prolétarien ont vendu la mèche, en se trompant sur certains titres et en se plaignant du fait que nous n’avons pas répondu à leurs sollicitations. Dont acte.

[11] L’assassin de Léon Trotski.

Date de publication
jeudi 27 mai 2021
Entrez un mot clef :