Un âge d’or foisonnant…

Walter Ze’ev Laqueur (1921-2018) était un historien allemand naturalisé américain. Directeur de l’Institut d’Histoire contemporaine et de la Bibliothèque viennoise de Londres (de 1965 à 1994). Il fut professeur de l’histoire des idées à l’université Brandeis (Massachusetts) de 1968 à 1972, puis il enseigna à l’université de Georgetown de 1976 à 1988. Il fut aussi professeur affilié d’histoire et de politique à Harvard, à l’université de Chicago, à l’université de Tel Aviv et à l’université Johns-Hopkins de Baltimore. Il a également fondé plusieurs journaux, notamment le Journal of Contemporary History, Survey et les Washington Papers. Ses ouvrages – sur les mouvements de jeunesse allemande, le sionisme, l’histoire d’Israël, l’histoire culturelle de la Russie, le communisme, la Shoah, le fascisme et l’histoire diplomatique de la guerre froide – ont été traduits dans le monde entier.

Tout comme l’a été son remarquable essai intitulé Weimar, a Cultural History, 1918-1933, paru à Londres en 1974, que les Éditions Les Belles Lettres à Paris proposent en ce moment dans une traduction française sous le titre Weimar – Une histoire culturelle de l’Allemagne des années 1920 à l’instigation du grand éditeur parisien Jean-Claude Zylberstein.

La république de Weimar est le nom donné par les historiens au régime politique en place en Allemagne de 1918 à 1933.

Elle fut proclamée le 9 novembre 1918, soit deux jours avant la fin des hostilités de la Première Guerre mondiale, et sa constitution fut adoptée le 31 juillet 1919, puis promulguée le 11 août suivant.

Il s’agit d’une démocratie parlementaire marquée par de nombreuses tensions[1] et des conflits internes. Ses institutions ont fonctionné normalement jusqu’en 1930, date à laquelle le cabinet gouvernemental fut mis en minorité et se trouva obligé de démissionner, provoquant des élections.

À partir de septembre 1930, des gouvernements minoritaires de droite se succédèrent, menant une politique de plus en plus dure.

À la suite de la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier le 30 janvier 1933, le renforcement de la politique autoritaire mise en place durant la période de 1930 à 1932, la confiscation progressive du pouvoir politique au profit du parti nazi et la modification des structures politiques ont entraîné la fin de facto de la république de Weimar et l’avènement du Troisième Reich.

Une décennie plus tôt, l’année 1923 avait marqué les mémoires allemandes en raison de l’extraordinaire hyperinflation qui frappa le pays.

La valeur du mark déclina de 4,2 marks par dollar à 1 000 000 (1 million) de marks par dollar en août 1923, puis à 4 200 000 000 000 (4 200 milliards) de marks par dollar le 20 novembre de la même année.

L’inflation était telle que les prix changeaient d’heure en heure et que les ouvriers se faisaient payer une et parfois même deux fois par jour pour s’assurer que leur salaire aurait encore de la valeur à la sortie du travail.

L’administration des Postes émit des timbres sans valeur faciale, et une surcharge avec la valeur du timbre était apposée lors de la mise en circulation de la planche. Le coût nominal de l’envoi d’une lettre de 30 grammes fut multiplié par six entre le 1er janvier et le 1er juillet 1923 (de 10 marks à 60 marks), puis par 1 500 jusqu’au 20 septembre (l’envoi d’une lettre de 30 grammes revenait alors à 100 000 marks), puis par 400 jusqu’au 12 novembre, soit 40 millions de marks ; Le 30 novembre, l’envoi de cette même lettre était payé 30 milliards de marks[2].

L’apparition du troc, notamment pour se procurer des produits alimentaires, décrite par exemple dans le roman Les Camarades (1937) d’Erich Maria Remarque (1898-1970), par ailleurs l’auteur d’À l’Ouest, rien de nouveau (1929), un ouvrage pacifiste au succès planétaire, témoigna de la totale perte de confiance dans la monnaie.

Timbres-poste allemands émis durant la période de l’hyperinflation en 1923.

Le terme d’âge d’or s’applique aux réalisations intellectuelles et artistiques des années 1923-1928 qui connurent une spectaculaire stabilisation monétaire par la création du Rentenmark[3] et de la reprise économique par le plan Dawes (1924) aménageant les versements dus par l’Allemagne dans le cadre des réparations de la Première Guerre mondiale.

L’expressionnisme, relayé, à partir de 1923, par le courant de la Nouvelle Objectivité – dont les principaux artistes sont Max Beckmann (1884-1950), Otto Dix (1891-1969), George Grosz (1893-1959), Alexander Kanoldt (1881-1939), Georg Schrimpf (1889-1938), Christian Schad (1894-1982) et le Suisse Niklaus Stoecklin (1896-1982) –, produit des chefs-d’œuvre, comme le film Metropolis de Fritz Lang (1890-1976), en 1927.

C’est l’époque où l’acteur autrichien Max Reinhardt (1873-1944) révolutionne la mise en scène de théâtre[4], où l’actrice Marlene Dietrich prend ses premiers cours de théâtre auprès dudit Max Reinhardt en 1921 avant d’enregistrer ses premières chansons puis de  triompher dans L’Ange bleu (1930) de Josef von Sternberg (1894-1969), où Robert Musil (1880-1942) rédige des pièces de théâtre restées fameuses (Les Exaltés, 1921 et Vincent et l’amie des personnalités, 1923), mais aussi des œuvres en prose (Trois Femmes, 1924, L’Homme sans qualité, 1930-1933), où l’essayiste Walter Benjamin (1892-1940) publie son étude sur la plus célèbre (Charles Baudelaire, Tableaux Parisiens, 1923), où le penseur marxiste Georg Lukács fait paraître Histoire et Conscience de classe (1923), où le sociologue Erich Fromm (1900-1980) cofonde l’École de Francfort bientôt fréquentée par Theodor Adorno (1903-1969) et Herbert Marcuse (1898-1979), où l’écrivain Thomas Mann (1887-1955, prix Nobel de littérature 1929) donne La Montagne magique (1924), où le peintre Paul Klee (1879-1940) enseigne à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, où l’on découvre Le Procès (1925) et Le Château (1926) du romancier Franz Kafka (1883-1924), où Ernst Jünger (1895-1998) écrit Feu et sang (1925) et Le Cœur aventureux (1929), où le philosophe Martin Heidegger (1889-1976) publie Être et Temps (Sein und Zeit, 1927), où le dramaturge et metteur en scène Bertolt Brecht (1898-1956) acquiert une renommée internationale avec L’Opéra de quat’sous créé en 1928, où le poète Stefan George (1868-1933) compose son recueil Le Nouvel Empire (Das Neue Reich, 1928), où le metteur en scène révolutionnaire Erwin Piscator (1893-1966) est attaché à la Volksbühne, un des théâtres les plus connus de Berlin…

Et où les scientifiques de grande envergure foisonnent sur la scène mondiale :  

En physique, avec Johannes Stark (1874-1957, prix Nobel 1919), Albert Einstein (1879-1955, prix Nobel 1921), James Franck (1882-1964, prix Nobel 1925), Gustav Hertz (1887-1975, prix Nobel 1925), en chimie avec Walther Hermann Nernst (1864-1941, prix Nobel 1920), Richard Adolf Zsigmondy (1865-1929, prix Nobel 1925), Heinrich Otto Wieland (1877-1957, prix Nobel 1927) et Adolf Otto Reinhold Windaus (1876-1959, prix Nobel 1928) ainsi qu’en médecine avec Otto Fritz Meyerhof (1884-1951, prix Nobel 1922).

Quant au Bauhaus, l’institut des arts et métiers fondé en 1919 à Weimar par Walter Gropius (1883-1969), transféré à Dessau en 1924, il s’orienta, à partir de cette époque, vers des projets d’architecture fonctionnelle.

Mais après la crise de 1929 et ses ravages, les élites traditionnelles rejetteront ces mouvements artistiques novateurs qui seront achevés par l’arrivée au pouvoir des nazis et par l’apocalypse que déclenchèrent Hitler et ses séides.

PÉTRONE

Weimar – Une histoire culturelle de l’Allemagne des années 1920 par Walter Laqueur, ouvrage traduit de l’anglais par Georges Liébert, Paris, Éditions Les Belles Lettres, collection « Le goût de l’Histoire », dirigée par Jean-Claude Zylberstein, octobre 2021 [1974], 454 pp. en noir et blanc au format 12,5 x 19 cm sous couverture brochée en couleurs, 15 € (prix France)

TABLE DES MATIÈRES

Préface

1. Entre Potsdam et Weimar

2. Les intellectuels de gauche

3. Tonnerre à droite

4. Essor et déclin de l’avant-garde (1) La nouvelle littérature et le théâtre

5. Essor et déclin de l’avant-garde (2) Le modernisme et les arts

6. L’opposition des universités

7. Berlin s’amuse

8. « Une fin dans l’horreur »

9. Avec le recul

Bibliographie

Index


[1] Notamment des tentatives de putschs militaires en 1920 et 1923 ainsi que plusieurs rébellions communistes en 1919 (soldée par la liquidation des spartakistes et par l’assassinat de leurs dirigeants Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht), 1920 et 1921, sans oublier des centaines d’attentats perpétrés par l’extrême droite à l’encontre de personnalités politiques des mouvances modérées, notamment l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Walther Rathenau, le 4 juin 1922.

[2] Source : Wikipédia.

[3] Mis en œuvre en 1923 par le docteur Hjalmar Schacht (1877-1970), un banquier et économiste, président de la Reichsbank (1924-1930 et 1933-1939) et ministre de l’Économie du Troisième Reich (1934-1937). Ministre des Finances et conseiller particulier d’Adolf Hitler depuis son accession au pouvoir jusqu’en 1943, promoteur de la politique économique mercantiliste de redressement de l’Allemagne à partir de 1933, il fut inculpé, puis acquitté par le Tribunal de Nuremberg.

[4] Par une interaction précise entre la scénographie, la langue, la musique et la danse, Reinhardt donna un nouvel essor au théâtre allemand. En 1920, il fonda le Festival de Salzbourg avec Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal. Le film Cabaret (1972) de Bob Fosse (1927-1987) avec Liza Minelli (°1946), tiré du court roman Adieu à Berlin de Christopher Isherwood (1904-1986) dont l’intrigue se situe durant les derniers jours de la République de Weimar, fait clairement allusion au travail de Max Reinhardt.

Date de publication
samedi 11 décembre 2021
Entrez un mot clef :