Silence ! On tue…

Nicolas Werth, né en 1950, est un historien français spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique. Il est directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent, affilié au CNRS. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’histoire, il a enseigné dans le secondaire et à l’étranger (Minsk, New York, Moscou, Shanghai). Il a occupé les fonctions d’attaché culturel auprès de l’ambassade de France à Moscou durant la perestroïka (1985-1989).

Entré au CNRS en 1989, Nicolas Werth s’est consacré depuis son premier livre (Être communiste en URSS sous Staline, Gallimard, 1981) à l’histoire soviétique. C’est particulièrement l’histoire sociale des années 1920-1930 qui l’intéresse, notamment les rapports entre le pouvoir et la société (violence étatique, résistances sociales…). Son Histoire de l´Union soviétique : de l’Empire russe à la Communauté des États indépendants, 1900-1991, (PUF, 1992) est une bible pour les chercheurs, tandis que L’ivrogne et la marchande de fleurs : autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938 (Tallandier, 2009), déjà présenté par notre équipe, décrit une « série dantesque de crimes contre l’humanité, animés par la paranoïa, la folie meurtrière, mais aussi par le racisme du régime du “Petit Père des Peuples[1]” ».

Paru à Bruxelles en 2006 aux Éditions Complexe son brillantissime essai Les Procès de Moscou (1936-1938) ressort quant à lui aux Belles Lettres à Paris, à l’initiative de Jean-Claude Zylberstein, dans une version revue et augmentée.

Présentation de l’éditeur :

Au soir du 1er décembre 1934 – jour de l’assassinat du chef du Parti de Leningrad, Sergueï Kirov –, Staline ordonne d’élargir et d’accélérer la répression de tous les suspects de la « préparation d’actes terroristes ».

Le signal de la plus gigantesque répression policière du XXsiècle est donné.

Pendant quatre ans, des milliers de responsables du régime soviétique vont être arrêtés, emprisonnés et souvent exécutés. La liquidation de tous les anciens opposants à Staline va s’étendre, par cercles concentriques, à la majeure partie des cadres dirigeants.

Les accusés, soumis à des procès publics, avoueront unanimement les crimes les plus abominables et les plus invraisemblables. Une fraction notable de l’opinion internationale quant à elle se cantonnera dans une expectative prudente, voire s’aveuglera sur ces mascarades judiciaires.

Nicolas Werth retrace ici, parallèlement au récit mouvementé des « grands procès », la genèse et la dynamique de ce moment paroxystique de la logique totalitaire. Il le fait en tenant compte des données nouvelles et des discussions historiques récentes.

Au-delà des banalités sur le culte de Staline ou des généralités sur le totalitarisme, l’auteur apporte des clefs d’interprétation qui permettent de mieux cerner cette période tragique.

Pour rappel, il y eut trois grands procès publics menés à Moscou par le procureur général Andreï Vychinski (1883-1954) :

– celui des 16 (août 1936) ;

– celui des 17 (janvier 1937) ;

– celui des 21 (mars 1938) ;

auxquels s’ajoute le « procès des généraux de l’Armée rouge ».

LE PROCÈS DES 16

Le procès dit du « Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste » s’est déroulé à Moscou du 19 août 1936 au 24 août 1936. Y étaient sur la sellette :

– Grigori Zinoviev[2]

– Lev Kamenev[3]

– Grigori Evdokimov[4]

– Ivan Bakaïev

– Sergueï Mrachkovski

– Vagarchak Ter-Vaganian

– Ivan Smirnov[5]

– Efim Dreitzer

– Isaak Reingold

– Richard Pickel

– Edouard Holtzman

– Fritz David (de)

– Valentin Olberg

– Konon Berman-Yurin

– Moissei Lurye

– Nathan Lurye

Les accusations sont allées de terrorisme à assassinat (de Sergueï Kirov), en passant par le sabotage et la préparation d’assassinat de plusieurs hauts responsables du gouvernement soviétique, comme Staline.

Le verdict fut la condamnation à mort pour tous, qui ont été exécutés dans les vingt-quatre heures.

LE PROCÈS DES 17

Un deuxième procès, dit du « Centre antisoviétique trotskyste de réserve », s’est ouvert le 23 janvier 1937. Cette fois, 17 personnes, principalement des hauts responsables économiques, étaient poursuivies :

– Gueorgui Piatakov[6]

– Karl Radek[7]

– Grigori Sokolnikov[8]

– Nikolaï Mouralov[9]

– Mikhaïl Bogouslavski[10]

– Leonid Serebriakov[11]

– V-alentin Arnold

– Ivan Hrasche

– Iakov Liwschiz

– Ivan Kniazev

– Iossif Tourok

– Stanislav Rataïtchak

– Boris Norkine

– Alekseï Chestov

– Mikhaïl Stroïlov

– Gavriïl Pouchine

– Yakov Drobnis[12]

L’accusé-vedette était Gueorgui Piatakov.

Les chefs d’inculpation étaient presque les mêmes que pour le procès précédent. S’y ajoutèrent les contacts avec des pays étrangers et l’appartenance aux services secrets allemand ou tchécoslovaque.

À l’exception de Sokolnikov, Radek, Arnold et Stroilov (condamnation de 8 à 10 ans de camp), tous furent condamnés à mort et exécutés le 30 janvier 1937.

LE PROCÈS DES 21

Ce troisième procès, dit du « Bloc des droitiers et des trotskystes antisoviétiques » se déroula du 2 au 13 mars 1938. Les 21 incriminés étaient :

– Alexeï Rykov[13]

– Nikolaï Boukharine[14]

– Nikolaï Krestinski[15]

– Christian Rakovski[16]

– Guenrikh Iagoda[17]

– Arkady Rosengoltz[18]

– Vladimir Ivanov

– Mikhaïl Tchernov

– Grigori Grinko[19]

– Isaac Zelenski

– Akmal Ikramov

– Fayzulla Xoʻjayev[20]

– Vassili Charangovitch

– Prokopi Zoubarev

– Pavel Boulanov[21]

– Lev Levin[22]

– Ignati Kazakov[23]

– Veniamine Maksimov-Dikovski

– Piotr Krioutchkov

– Sergueï Bessonov

– Dmitri Pletnev

La composition du banc des prévenus était semblable à celle des procès précédents, à l’exception du fait qu’on y trouvait aussi des membres de la police d’État et des médecins sans contact avec la politique.

Ils furent convaincus de comploter pour assassiner Staline, de conspirer pour détruire l’économie et la puissance militaire du pays, de travailler avec les services d’espionnage de l’Allemagne, de la France, du Japon et du Royaume-Uni ainsi que d’avoir conclu des accords secrets avec l’Allemagne et le Japon.

Ils passèrent aux aveux et, sauf Pletnev (25 ans), Rakovski (20 ans) et Bessonov (15 ans), furent condamnés à mort et exécutés.

LE PROCÈS DES GÉNÉRAUX DE L’ARMÉE ROUGE

Un autre procès, dit « d’organisation militaire trotskiste antisoviétique », fut mené en mai-juin 1937. Instruit en secret, il se déroula à huis clos et visa exclusivement les plus hauts généraux de l’Armée rouge. Parmi les accusés, citons :

– Mikhaïl Toukhatchevski (°1893, maréchal et vice-commissaire à la Défense)

– Iona Yakir (°1896, commandant la région militaire de Kiev)

– Ieronim Ouborevitch (°1896, commandant la région militaire de Biélorussie)

– Robert Eideman (°1895, chef de l’organisation de la défense civile)

– August Kork (°1887, chef de l’Académie militaire)

– Vitovt Poutna (°1893, attaché militaire à Londres)

– Boris Feldman (°1890, chef de l’administration de l’Armée rouge)

– Vitali Primakov (°1897, commandant adjoint de la région militaire de Léningrad)

– Yan Gamarnik, (°1894), chef de l’administration politique de l’Armée rouge, suicidé le 31 mai 1937.

Ils étaient poursuivis pour trahison, espionnage et complot et furent condamnés à mort par un tribunal militaire sous la présidence du juge civil Vassili Oulrikh, puis liquidés le 11 juin 1937, avant que de nombreux membres de leur famille soient aussi exécutés ou déportés.

Alors que les épurations du parti de 1929 et 1933 avaient peu touché le personnel militaire, dans les semaines qui suivirent le procès et jusqu’à la mi-1938, de nombreux officiers et soldats, ainsi que des commissaires politiques, firent l’objet d’une épuration de masse par emprisonnement ou exécution.

RÉSULTATS DES PROCÈS

Finalement, tous les membres du Politburo du temps de Lénine furent jugés, à l’exception de Joseph Staline (1878-1953), Mikhaïl Kalinine (1875-1946) et Viatcheslav Molotov (1890-1986).

Staline a fait arrêter ou exécuter la plupart des bolcheviks de la révolution russe de 1917 encore en vie.

Sur les 1 966 délégués du XVIIcongrès du parti communiste de l’Union soviétique (1934), 1 108 ont été arrêtés, de même que 98 des 139 membres du Comité central.

La totalité des amiraux, les trois cinquièmes des maréchaux soviétiques, 9 généraux sur 10, et un tiers des officiers de l’Armée rouge furent arrêtés ou fusillés. En dehors des prisonniers politiques, entre 700 et 800 000 personnes sont mortes durant les purges.

Quant à l’accusé principal, Léon Trotski (né en 1879, expulsé d’URSS en janvier 1929), il réussit à échapper aux procès du fait de son exil, mais il fut retrouvé au Mexique par Ramón Mercader, un agent du NKVD, qui l’exécuta avec un piolet le 21 août 1940 sur ordre de Staline[24].

Terminons en précisant que l’ouvrage de Nicolas Werth, rédigé d’une plume alerte, fourmille de précisions et fait brillamment la démonstration de ce que que les grands procès politiques à vocation pédagogique ont fait partie de la « culture politique bolchevique » dès les premières années du régime.

Un rappel salvateur…

PÉTRONE

Les Procès de Moscou par Nicolas Werth, Paris, Éditions Les Belles Lettres, collection « Le goût de l’Histoire » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, mars 2023, 240 pp. en noir et blanc au format 12,5 x 19 cm sous couverture brochée en couleurs, 13,90 € (prix France)

TABLE DES MATIÈRES

Introduction

L’événement : trois procès à Moscou

Réactions : de la crédulité à la démystification.

Essai d’interprétation : le complot dans la pratique politique soviétique

Interrogations : les aveux, « l’esprit public » et les procès

Pour conclure

Annexes

Chronologie

Bibliographie

Index


[1] https://lireestunplaisir.wordpress.com/2011/01/26/dans-lenfer-du-paradis-socialiste

[2] 1883-1936. Membre du Politburo du Parti bolchévik et président du soviet de Léningrad ;

[3] 1883-1936. Il fut un des premiers membres du Politburo qu’il dirigea par la suite, commissaire du peuple et Président du Comité central exécutif, en position de chef de l’État.

[4] 1884-1936. Membre du Présidium du Comité exécutif central en 1918. Par la suite, membre puis secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique et membre de l’Orgburo.

[5] 1889-1936. Pendant la guerre civile russe, il joue un rôle important dans la défaite de l’armée d’Alexandre Kolchak. De 1923 à 1927, il est commissaire du peuple aux Postes et Télégraphes et membre du Comité révolutionnaire de Sibérie.

[6] 1890-1937. Commissaire du peuple de l’Ukraine, commissaire en chef de la Banque de Russie, administrateur et organisateur de l’industrie soviétique.

[7] 1885-1939. Dirigeant du Komintern, il fut notamment chargé du Bureau d’information internationale du Comité central du parti.

[8] 1888-1939. Membre du Politburo du Parti communiste de l’Union soviétique.

[9] 1877-1937. Commissaire adjoint du peuple à l’Agriculture et inspecteur général de l’Armée rouge.

[10] 1886-1937. Membre du Soviet de Moscou et du Conseil des Commissaires du Peuple de Russie.

[11] 1888-1937. Membre du Secrétariat du Comité central du Parti communiste de l’Union Soviétique.

[12] 1890-1937. Fondateur Parti communiste d’Ukraine et membre de son Comité central.

[13] 1881-1938. Il succéda à Lénine en tant que Président du Conseil des Commissaires du peuple de l’URSS.

[14] 1888-1938. Il fut membre du Bureau politique (1919-1929) et du Comité central du Parti bolchevik (1917-1937), chef de l’Internationale communiste (1926-1928), rédacteur en chef de la Pravda (1918-1929), de la revue Bolchevik (1924-1929) et des Izvestia (1934-1936), ainsi que rédacteur de la Pionerskaïa Pravda (1925).

[15] 1883-1938. Membre du Politburo du Parti communiste de l’Union soviétique et ambassadeur à Berlin de 1922 à 1930.

[16] 1873-1941. Membre fondateur de l’Internationale communiste, il fut chef du gouvernement de la République socialiste soviétique ukrainienne.

[17] 1891-1938. Commissaire du peuple à l’Intérieur (directeur du NKVD) de juillet 1934 à septembre 1936.

[18] 1889-1938. Commissaire soviétique du commerce extérieur puis ambassadeur à Londres.

[19] 1890-1938. Maire de Kiev, puis Commissaire du peuple aux Finances.

[20] 1896-1938. Premier chef du gouvernement de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan.

[21] 1895-1938. Secrétaire de Guenrikh Iagoda.

[22] 1870-1938. Chef du service de thérapie à l’hôpital du Kremlin et conseiller de son unité du NKVD.

[23] 1891-1938. Médecin et scientifique soviétique.

[24] https://fr.wikipedia.org/wiki/Proc%C3%A8s_de_Moscou

Date de publication
dimanche 9 avril 2023
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