Amours sans frontières…

Le journaliste turc Can Dündar, né le 16 juin 1961 à Ankara, est un véritable survivant[1].

Les Éditions Luc Pire à Waterloo ont fait paraître récemment un récit dont il est l’auteur[2], Lucienne et le poète ottoman – Un amour dans les ruines d’un empire, un texte traduit par Bahar Kimyongür, un journaliste belgo-turc qui revient lui aussi de très loin[3].

Cet ouvrage imposant, rédigé après une très longue et minutieuse enquête et de nombreuses recherches historiques, fait le récit de la vie de Lucienne Sacre (1894-1966), une Belge devenue à 18 ans, le 6 mai 1912 à Londres, l’épouse du diplomate et poète ottoman Abdülhak Hamid Tarhan (1852-1937), de 42 ans son aîné et qu’elle avait rencontré à Bruxelles peu de jours auparavant, un homme qui a transformé la littérature turque de son époque par ses poèmes lyriques, épiques, philosophiques et par ses pièces de théâtre historique[4].

De Bruxelles à Londres, de Vienne à Budapest, de Venise à Istanbul, de Téhéran à Bombay, de Liège à Ankara et à Poti, alors que l’Empire ottoman s’effondre, ils entretiennent une relation amoureuse intense et gravée dans l’histoire qui se poursuivra durant la Guerre des Balkans, puis, après la défaite, pendant l’occupation d’Istanbul, à l’époque où siégea le dernier parlement ottoman, ensuite durant la lutte d’indépendance et enfin sous les ors de la République de Turquie (fondée en 1922), jusqu’à la mort de l’écrivain.

Ils ont côtoyé les plus puissants. Le président Kemal Atatürk (ca 1881-1938) aimait danser avec la jeune femme. Son successeur, Ismet Inönü (1884-1973), a joué chez eux des parties d’échecs mémorables. Le poète Tevfik Fikret (1867-1915) donna à Lucienne des cours de littérature et l’auteur Nâzim Hikmet (1901-1963) mangea à leur table.

Une histoire d’amour entre une jeune Liégeoise et « le Poète Suprême » qui mènent le lecteur à la rencontre de ces éminents personnages et à bien d’autres encore, comme Enver Pacha (1881-1922) ou le chah d’Iran Reza Pahlavi (1878-1944)…

Notons enfin que les bénéfices de la vente de l’ouvrage en langue turque ont permis à Can Dündar d’offrir une pierre tombale à Lucienne Sacre dont le corps reposait derrière celui de son époux, dans une tombe anonyme au cimetière de Zincirlikuyu, sur le côté occidental d’Istanbul.

Grâces lui en soient rendues…

PÉTRONE

Lucienne et le poète ottoman – Un amour dans les ruines d’un empire par Can Dündar, récit traduit du turc par Bahar Kimyongür, Waterloo, Éditions Luc Pire, juin 2023, 604 pp. en noir et blanc au format 14 x 21,5 cm sous couverture brochée en couleurs, 29 €


[1] Spécialiste de la critique des médias en Turquie, engagé dans la défense des libertés publiques, pacifiste et favorable à une résolution politique du conflit kurde en Turquie, il a été, entre 2013 et 2016, directeur de la rédaction du quotidien turc laïc et progressiste Cumhuriyet.

En novembre 2015, il a été emprisonné jusqu’en février 2016pour avoir révélé que les services secrets turcs (MIT) effectuaient des livraisons d’armes à des groupes rebelles, dont des djihadistes, en Syrie. En mai 2016, il a échappé à une tentative d’assassinat devant le palais de justice d’Istanbul alors qu’il était jugé pour divulgation de secrets d’État.

En 2018, Can Dündar s’est exilé à Berlin. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a alors promis de se venger coûte que coûte.  En 2020, le journaliste a été condamné à 27 ans de prison pour terrorisme et espionnage.

Activement recherché par Ankara, il figure depuis le début de cette année 2023 dans la « Wanted List » du ministre turc de l’Intérieur. En d’autres termes, le régime Erdoğan offre une prime pour sa capture mort ou vif.

Considéré comme un traître dans son pays, Can Dündar a été nommé citoyen d’honneur de la Ville de Paris en novembre 2016. Lauréat du prix pour la liberté de la presse décerné par Reporters sans frontières en novembre 2015, il a reçu de nombreuses autres récompenses, dont le Prix international de la liberté de la presse 2016 décerné par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), le prix Hermann-Kesten 2016 du PEN club allemand et le Prix du meilleur journaliste européen de l’année 2017.

Il est l’auteur de 40 livres dont certains ont été publiés en allemand, anglais, français, italien, espagnol, grec et chinois.

[2] Paru en langue turque sous le titre de Lüsiyen (2010).

[3] Bahar Kimyongür, né le 28 avril 1974 à Berchem-Sainte-Agathe, est issu d’une famille arabe originaire de Turquie et aux racines syriennes. Alors qu’il dénonçait les tortures dans les prisons turques, cet archéologue formé à l’Université Libre de Bruxelles s’est retrouvé, entre 2005 et 2009, à son tour happé dans des procès pour terrorisme.

En 2006, le régime d’Ankara, dont Bahar Kimyongür est un opposant, lance un mandat d’arrêt international à son encontre pour avoir interpellé en 2000 le ministre turc des Affaires étrangères, alors en audition au Parlement européen, sur une grève de la faim dans les prisons turques qui fera 119 morts.

La même année, il est arrêté aux Pays-Bas, accusé d’appartenir au groupe marxiste turc DHKP-C (ce qu’il nie), après qu’il a traduit un communiqué de l’organisation classée comme terroriste. Cette traduction lui a valu d’être condamné en première instance en février 2006 à Bruges et en appel en novembre 2006 à Gand, puis d’être acquitté en appel en 2007 à Anvers et en 2009 à Bruxelles à la suite des arrêts de cassation anéantissant les jugements précédents.

Lors de son troisième procès en appel, où il est une nouvelle fois acquitté, les juges refusent de qualifier le DHKP-C de groupe terroriste et d’organisation criminelle. Bahar Kimyongür est de nouveau arrêté en Espagne (le 18 juin 2013), puis en Italie (le 21 novembre 2013) à la demande des autorités turques, mais, face à la vacuité de son dossier pénal, Interpol décide le 21 février 2014 de radier son nom de son fichier, un sérieux camouflet pour le régime d’Istanbul. En représailles, Recep Tayyip Erdoğan a mis sa tête à prix (un million de livres turques en 2018, portés à deux millions en 2020).

Acquitté par les justices belge, néerlandaise, espagnole et italienne, Bahar Kimyongür reste cependant recherché par la Turquie où il risque la torture et l’emprisonnement à perpétuité pour terrorisme.

Comme Can Dündar, Bahar Kimyongür est régulièrement menacé de mort. Mais il est fréquemment consulté par les médias internationaux sur le conflit syrien, la politique turque et le terrorisme djihadiste, et il collabore depuis 2013 avec plusieurs ONG basées à Genève dans le cadre du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. En Belgique, il travaille comme interprète dans les bureaux de police et les tribunaux.

[4] https://www.universalis.fr/index/abdulhak-hamit-tarhan/

Date de publication
lundi 19 juin 2023
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