La musique au pas

Nous avons déjà eu l’occasion de chroniquer ici un ouvrage passionnant de Nicolas Werth à propos des massacres de masse perpétrés par les hommes de Staline dans les années 1930 [1]. Cette fois-ci, ce spécialiste de l’URSS nous livre aux éditions Tallandier à Paris, avec Scandale musical à Moscou, 1948, la présentation et la traduction d’un fort bel opus écrit par son aïeul à la fin des années 1940. Alexander Werth, puisque c’est de lui qu’il s’agit, était un journaliste d’origine russe, ayant fui le pays peu après la Révolution d’Octobre pour s’installer au Royaume-Uni. Durant la Seconde Guerre mondiale, il fut l’un des seuls correspondants occidentaux à couvrir le conflit en Union Soviétique, vivant notamment le siège de Leningrad dont il livra un témoignage sidérant. Après la « Grande Guerre Patriotique », Werth resta en poste à Moscou où, bien introduit auprès de la nomenklatura, il fut un témoin privilégié des dernières années du régime stalinien, et notamment de sa politique en matière culturelle sur laquelle il s’arrête dans le présent ouvrage.

En ces années d’après-guerre, aucun domaine de la vie culturelle et artistique soviétique n’échappait en effet à la censure du Parti, qui surveillait et punissait ceux qui avaient l’audace de s’écarter du Réalisme Socialiste. Après la peinture, le cinéma et la littérature, ce fut au tour de la musique, pourtant art immatériel par excellence, d’être touchée par cette mise au ban dirigée depuis 1946 par le camarade Andreï Alexandrovitch Jdanov.

Dans sa chronique des événements, l’auteur s’attache à démonter les mécanismes qui ont précipité la chute des « Quatre grands » de la symphonie soviétique : Prokofiev, Chostakovitch, Miaskovsky et Khatchatourian. Considérés jusque-là, tant en URSS qu’à l’étranger, comme des noms majeurs de la musique contemporaine en raison de leurs innovations stylistiques, ces compositeurs devinrent presque du jour au lendemain infréquentables car taxés de « formalisme » par les instances du Parti. C’est en effet au cours de la Conférence des Musiciens, tenue durant trois jours de janvier 1948 à Moscou sous la direction de Jdanov lui-même, que la partie se joua contre les Quatre, et que le piège se referma sur eux. S’étant procuré le compte-rendu de cette réunion, Werth en livre une version critiquée.

Initiée après la représentation au Bolchoï, à la fin de 1947, de l’opéra La Grande Amitié de Vano Mouradeli, – cependant compositeur de troisième ordre – qui ne plut ni à Staline, ni à Jdanov, cette réunion vit défiler musiciens, directeurs de conservatoires, critiques musicaux, déclarant que la musique soviétique était malade d’influences bourgeoises néfastes qui la détournaient de la voie de la Révolution. Si Mouradeli se fit cracher dessus et dut reconnaître « ses erreurs » et « remercier le Parti de lui avoir ouvert les yeux », le tir de barrage se dirigea très vite vers les Quatre grands. C’est alors un cocktail empoisonné de jalousie et d’ambitions personnelles pour les uns, mêlé à la peur de déplaire pour d’autres, qui fit dire à ceux-là même qui les avaient portés en triomphe que ces quatre compositeurs étaient des musiciens anti-socialistes qui s’étaient laissé berner par la musique décadente occidentale, pour ne s’adresser qu’à un public « esthète » et non plus au peuple.

Au cours de cette réunion, on détailla dès lors par le menu la notion somme toute très soviétique de « formalisme » dans lequel s’était laissée enfermer la musique soviétique par leur faute, et on préconisa d’en revenir aux grandes symphonies de Tchaïkovski ou de mieux s’inspirer des airs populaires de tous les peuples de l’URSS. Il s’agira dès lors d’abandonner toute innovation en matière musicale, considérée comme « reflet du marasme de la culture bourgeoise occidentale ».

L’ensemble des dispositions prises fut consigné dans un décret publié en février 1948 et bientôt reproduit en une de la Pravda. Suite à sa parution, on peut dire qu’au final, ce sont les fourbes qui ont gagné. C’est ainsi que Khrennikov, Zhakarov et Choulaki, des compositeurs médiocres d’hymnes populaires qui mirent un zèle particulier à critiquer cette musique « dégénérée », devinrent les nouveaux dirigeants de l’Union des compositeurs, à la place de… Chostakovitch et Khatchatourian. Les Quatre Grands, quant à eux, durent faire amende honorable en admettant « leurs fautes », sans jamais pouvoir reconquérir l’aura qui aurait dû leur revenir.

EUTROPE

Scandale musical à Moscou, 1948 par Alexander Werth, traduit et présenté par Nicolas Werth, Paris, Éditions Tallandier, septembre 2010, 183 pp. en noir et blanc au format 13 x 20 cm sous couverture brochée en quadrichromie, 15,90 € (prix France)


[1] Voir notre chronique sur L’ivrogne et la marchande de fleurs.

Date de publication
lundi 20 juin 2011
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