Le fabuleux père de la fable…

Publié chez Gallimard dans la collection « Folio », l’extraordinaire travail d’établissement des textes, de la chronologie, de la traduction nouvelle et de l’appareil de notes originales des Fables d’Ésope précédées de la Vie d’Ésope, Livre du philosophe Xanthos et de son esclave Ésope, au sujet des mœurs d’Ésope réalisé par Julien Bardot[1], Antoine Biscéré[2] et Patrick Dandrey[3] constitue un événement majeur dans l’étude et la connaissance de l’œuvre de l’écrivain grec d’origine phrygienne (vers 620 av. J.-C. –  vers 564 av. J.-C.) à qui on a attribué la paternité de la fable et dont l’œuvre influença grandement celle de Jean de La Fontaine (1621-1695), mais aussi celles de Phèdre (Ier siècle), Babrius (de date incertaine et qui n’a été redécouvert qu’au XIXe siècle[4]), Avianus (IVe ou Ve siècle), Marie de France (1160-1210), Djalâl ad-Dîn Rûmî (XIIIe siècle), Benserade (contemporain de La Fontaine), Charles Perrault (contemporain de La Fontaine) et Léon Tolstoï (1828-1910).

Voici la présentation qu’ils en donnent :

« Avec son peuple d’animaux et de végétaux auxquels des acteurs humains donnent sans sourciller la réplique, la fable joue sur les frontières : entre l’imaginaire et la réalité, l’enchantement et la vérité, la sagesse et la puérilité, l’animalité et l’humanité, l’écriture et l’oralité, et par-dessus tout entre les sphères culturelles, les langues et les époques.

Héritière des civilisations mésopotamiennes de l’âge du bronze, la fable constitue le genre littéraire le plus continûment et le plus universellement cultivé de l’Antiquité à nos jours : d’Orient en Occident, les recueils d’apologues se comptent par centaines.

Au sein de cette galaxie, les récits et anecdotes qu’on attribue à Ésope occupent une place privilégiée. On les découvrira ici, accompagnés pour la première fois en édition de poche de la Vie romancée qui installe durablement la légende d’Ésope, cet esclave difforme et monstrueux, aussi subtil que redoutable, celui que La Fontaine considérait comme le père d’un genre toujours vivace et fascinant. »

Pour notre part, nous établirons ici quelques comparaisons :

« Le Loup et l’Agneau », Ésope

« Un loup, avisant un agneau qui buvait l’eau d’une rivière, voulut le dévorer sous un prétexte bien fondé. C’est pourquoi, bien que situé en amont, il l’accusa de troubler son eau et de l’empêcher de boire. L’autre répondit qu’il buvait du bout des lèvres et qu’au demeurant, situé en aval, il ne pouvait agiter l’eau en amont. Son accusation déboutée, le loup reprit : « Mais l’année passée, tu as insulté mon père. » L’autre ayant répondu qu’il n’était pas né alors, le loup lui dit : « Tu pourras toujours abonder en arguments ; crois-tu que je ne te mangerai pas pour autant ? »

La fable montre qu’à des des gens décidés à commettre une injustice de justes arguments n’en imposeront pas.

« Le Loup et l’Agneau », Phèdre

Au bord du même ruisseau étaient venus un loup et un agneau pressés par la soif. En amont se tenait le loup et, loin de là, en aval, était l’agneau. Alors, poussé par sa voracité sans scrupules, le brigand prit un prétexte pour lui chercher querelle. « Pourquoi, dit-il, as-tu a troublé l’eau que je bois ? » Le porte-laine répondit tout tremblant : « Comment pourrais-je, je te prie, Loup, faire ce dont tu te plains ? C’est de ta place que le courant descend vers l’endroit où je m’abreuve. » Repoussé par la force de la vérité, le loup se mit à dire : « Il y a six mois, tu as médit de moi. » – « Moi ? répliqua l’agneau, je n’étais pas né. » – « Ma foi, dit le loup, c’est ton père qui a médit de moi. » Et, là-dessus, il saisit l’agneau, le déchire et le tue au mépris de la justice. Cette fable est pour certaines gens qui, sous des prétextes fallacieux, accablent les innocents.

 « Le loup et l’agneau » (Marie de France)

Certain jour, le Loup et l’Agneau

Buvaient au bord d’un clair ruisseau.

Le Loup à la source buvait,

L’Agneau en aval se tenait.

Soudain, le Loup, furieux, parla

Et, grondant, grognant, déclara

De sa grosse voix, tout en rage :

« Tu me fais ici grand dommage… »

L’Agnelet lui a répondu :

« Seigneur, en quoi ? » « Ne le vois-tu ?

Cette eau, tu me la troubles tant

Que je n’ai pas bu mon content,

Je vais m’en repartir, je crois,

Comme je vins, la soif en moi ! »

Sur quoi, l’Agnelet lui répond :

« Seigneur, vous êtes en amont :

Par vous passait l’eau que j’ai bue… »

« Quoi ! Dit le Loup, m’insultes-tu ? »

« Oh, non, dit l’Agneau, j’en suis loin ! »

« Si, si, dit le Loup, je sais bien,

Ainsi déjà faisait ton père,

A cette source, ici, naguère,

Il y a, je crois bien, six mois. »

« Et donc pourquoi s’en prendre à moi

Si je n’étais pas né encore ? »

« Pas né ? dit le Loup, et alors ?

Je parle et tu dis le contraire ?

Ce n’était pas chose à faire ! »

Sur ce, le Loup prend le petit,

L’étrangle et de ses dents l’occit.

Ainsi font les riches seigneurs,

Vicomptes et juges sans cœur,

De ceux qui sont en leur pouvoir.

Les rapaces, il faut les voir

Les accusant pour les confondre,

Les faire en justice répondre,

Leur ôtant la chair et la peau

Comme le Loup le fit de l’Agneau.

« Le Loup et l’agneau », La Fontaine

La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.

Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

– Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu’elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?

Reprit l’agneau ; je tette encor ma mère.

– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :

Car vous ne m’épargnez guère,

Vous, vos bergers et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge. »

Là-dessus, au fond des forêts

Le loup l’emporte et puis le mange,

Sans autre forme de procès.

Intéressant, non ?

PÉTRONE

Fables par Ésope précédées de la Vie d’Ésope, Livre du philosophe Xanthos et de son esclave Ésope, au sujet des mœurs d’Ésope, traduction nouvelle de Julien Bardot, édition d’Antoine Biscéré, avec la collaboration de Patrick Dandrey, Paris, Éditions Gallimard, collection « Folio classique », septembre 2019, 443 pp. en noir et blanc au format 10,8 x 17,8 cm sous couverture brochée en couleurs, 8,40 € (Prix France)


[1] Né en 1988, Julien Bardot est professeur agrégé de lettres classiques au lycée Marie Laurencin (Mennecy, Essonne). Thèse en cours : « Un poète “antiquaire” ? Visages et usages de l’Antiquité dans l’imaginaire de La Fontaine », sous la direction de Patrick Dandrey (Université Paris-Sorbonne).

[2] Né en 1987, Antoine Biscéré est agrégé de lettres modernes et docteur en littérature française (thèse : « Jean de La Fontaine et la fable ésopique. Genèse et généalogie d’une filiation ambiguë » sous la direction de Patrick Dandrey). Il enseigne à l’université Côte-d’Azur (Nice).

[3] Né en 1950, Patrick Dandrey est professeur émérite de littérature française du XVIIe siècle à la faculté des Lettres de la Sorbonne (« Sorbonne-Université »). Membre de la Société royale du Canada (Académie des Arts, Lettres et Sciences humaines), membre correspondant de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, il préside la Société des Amis de Jean de La Fontaine.

[4] http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/06/babrius.html

Date de publication
jeudi 31 octobre 2019
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