Dans l’enfer du « paradis socialiste »

Les années 1930 furent pour l’URSS celles de la mise en place progressive du système répressif stalinien. Marquées d’une cruauté sans précédant, inscrites sans doute dans « l’extraordinaire brutalité de la décennie maudite », pour reprendre les termes de Pasternak, les opérations de massacres de masse, commencées par la collectivisation forcée au début de ces années, se poursuivirent dans ce qu’on qualifia plus tard de Grande Terreur de 1937-1938.

Longtemps connue sous l’angle de la destruction impitoyable des élites soviétiques (notamment via des vagues de procès truqués, au cours desquels les suspects étaient souvent amenés à faire leur autocritique publique avant d’affronter le peloton d’exécution), cette Terreur bénéficie depuis plusieurs années d’un renouvellement de la recherche historiographique sans cesse enrichie par l’ouverture des archives des anciens services staliniens.

Une facette jusqu’ici totalement méconnue en a ainsi été mise en lumière, celle de la répression de très nombreux citoyens ordinaires, considérés comme « socialement nuisibles », voire « ethniquement suspects » par Moscou.

C’est précisément cette « véritable ingénierie sociale » du système stalinien, responsable de la mort d’environ 900 000 personnes et de l’envoi en camps d’environ 600 000 Soviétiques soupçonnés d’être ennemis du régime, que l’ouvrage passionnant de Nicolas Werth intitulé L’ivrogne et la marchande de fleurs, paru chez Tallandier à Paris, s’efforce de démonter. Une série dantesque de crimes contre l’humanité y défile sous nos yeux, animés par la paranoïa, la folie meurtrière, mais aussi par le racisme du régime du « Petit Père des Peuples ».

Basé sur une documentation riche, notamment composée de nombreuses archives soviétiques encore peu accessibles, L’ivrogne et la marchande de fleurs s’intéresse plus particulièrement à l’ordre 00447 du 30 juillet 1937, intitulé « Opération Koulak », qui décidera, région par région, pour ces individus anonymes, de la fusillade ou de l’envoi en camp pour dix ans, seule alternative en cas d’arrestation.

C’est au sinistre Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, le NKVD (par ailleurs plus tard responsable du massacre de Katyn), et à son non moins sinistre chef Nikolaï Iejov qu’échoira la responsabilité de la conduite des opérations –pour lesquelles des quotas d’arrestations et de fusillades fixés par le Kremlin étaient à atteindre– qui seront menées dans un esprit d’émulation mêlant stakhanovisme, sadisme et folie, mais aussi peur de déplaire (et par là même de se retrouver sur la liste des suspects) qui s’emparera des agents locaux (parmi lesquels un certain Nikita Krouchtchev), poussés à faire du zèle et à redemander à Moscou d’autres ordres d’arrestations ou des contingents d’exécutions revus à la hausse.

Dès lors, ce furent bientôt des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, de tous âges et de toutes régions, qui fournirent leur tribut d’innocents à cette machine de mort, comme ce charretier, cette paysanne, ce berger, cette architecte, cet enfant des rues ou encore cet ivrogne et cette marchande de fleurs, tous accusés de trahison et impitoyablement massacrés pour remplir les quotas, leur vie n’étant plus qu’un numéro dans un registre de la bureaucratie.

L’ouvrage stupéfiant de Nicolas Werth, par ailleurs directeur de recherche au CNRS et l’un des grands spécialistes français de l’URSS d’avant-guerre, trouvera donc tout naturellement sa place –centrale– dans la bibliothèque de l’honnête homme désireux de mieux connaître les coulisses très noires de l’autre grand régime totalitaire (et non moins meurtrier) du XXe siècle.

EUTROPE

L’ivrogne et la marchande de fleurs, autopsie d’un meurtre de masse 1937-1938 par Nicolas Werth, Paris, Éditions Tallandier, mars 2009, 335 pp. en noir et blanc au format 14,5 x 21,5 cm sous couverture brochée en couleurs, 23 € (prix France)

Date de publication
mercredi 26 janvier 2011
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